Les bilans de fin d’année sont spectaculairement prévisibles, remarque le philosophe Andrew Potter.

On rappelle la mort de grandes personnalités publiques, les fusillades et attentats terroristes, les guerres oubliées à l’international et les catastrophes naturelles, puis on évoque de vagues angoisses liées à la technologie pour mener à l’habituelle conclusion : ce fut une mauvaise année. Et ça, c’était avant la COVID-19.

La pandémie n’a rien amélioré, note le professeur à la Max Bell School of Public Policy de l’Université McGill⁠1 dans son nouvel essai, On Decline.

Le pessimisme est à la mode. Un néologisme anglais est apparu depuis, doomscrolling. Ce qui signifie : faire défiler des nouvelles négatives sur son écran, jusqu’à la fin des temps.

Facile en effet de jouer les Cassandre. Mais il y a un détail de ce mythe grec à ne pas oublier : même si ses prophéties n’étaient pas crues, Cassandre avait raison.

Et si le déclin avait bel et bien commencé ? Et s’il ressemblait à quelque chose comme notre présent ? C’est la question que pose M. Potter dans son essai court, mais stimulant.

Le déclin qu’il évoque ne constitue pas une pente abrupte vers l’apocalypse, loin de là. Ce serait plutôt le moteur du progrès qui s’étouffe. Une stagnation, voire un début de recul.

En interview, il précise ne pas défendre cette thèse. Il en soumet l’hypothèse. Comme il le rappelle, « le futur n’est pas écrit, et l’histoire n’obéit pas à des lois ».

Ça pourrait donc être en train de se passer, ou pas.

Malheureusement pour nous, il avance de bons arguments.

Potter s’inscrit à contre-courant des rationalistes comme Steven Pinker.

Pinker, psychologue à Harvard, publie des essais qui ressemblent à des déversoirs de statistiques démontrant que nos sociétés n’ont jamais été aussi riches, pacifiques et en santé. Mais ce n’est pas parce que les choses se sont améliorées que cette tendance se poursuivra. Un choc imprévu pourrait survenir, ce que Nassim Nicholas Taleb appelle un « cygne noir ». Ou il pourrait y avoir une somme de petits évènements, anodins lorsqu’on les analyse de façon individuelle, mais qui s’accumulent pour renverser le progrès.

C’est cette deuxième hypothèse qui intéresse Potter. Il observe le recul de la démocratie, le rejet de l’expertise, la montée du populisme, la polarisation sur les réseaux sociaux, la baisse du taux de natalité, la crise écologique, la stagnation économique et les promesses déçues de la technologie. Et il conclut : ça pourrait ne pas bien aller…

Les optimistes comme Pinker font confiance à la raison pour régler ces problèmes.

Potter est sceptique. La raison n’est pas quelque chose que l’on possède. C’est plutôt une méthode que l’on peut suivre. Parfois seulement, car elle ne vient pas de façon spontanée.

La raison exige de l’effort. Du temps et de la concentration. Or, notre culture politique encourage le contraire.

Le philosophe compare notre société à un vaste casino. Tout incite à une réaction émotive et impulsive. Sur les réseaux sociaux, les fenêtres s’ouvrent et les lumières clignotent pour susciter une réponse instinctive. Et les élus gouvernent selon un cycle de quatre ans, en réagissant à un cycle de nouvelles effréné.

Selon lui, on assiste à une crise de la rationalité sur le plan individuel. Et aussi sur le plan collectif.

Bien sûr, il n’est pas le premier à le souligner.

Une critique célèbre est celle de la « tragédie des biens communs ». Quand un bien est gratuit, les gens sont incités à le gaspiller. Un geste rationnel pour un individu devient ainsi irrationnel à l’échelle d’une société, quand tous le reproduisent.

Si un seul individu s’achète un fusil, il sera mieux protégé. Mais si tout le monde se promène avec une mitraillette, la société sera moins sécuritaire. Autre exemple, si un individu se chauffe au charbon, l’effet sur le climat sera marginal. Mais si tous le font… Eh bien, on connaît la réponse.

Pour lui, c’est donc à la fois un problème de nature humaine et de culture politique.

Les optimistes se fient à l’innovation technologique et à la croissance économique pour faire rouler le progrès. Mais ce train n’avance plus comme avant, croit Potter. Il se demande si les Trente Glorieuses furent une anomalie.

Le progrès récent résulterait d’un contexte qui ne reviendra pas : l’urbanisation massive, l’arrivée des femmes sur le marché du travail, l’accaparement de terres vierges et la productivité permise par la révolution industrielle.

Aujourd’hui, la population vieillit, les inventions servent beaucoup à divertir et le niveau de bonheur reste stable dans les pays développés – pour un individu gagnant un peu plus du revenu moyen, devenir plus riche ne rend pas vraiment plus heureux.

Ce qui favorise le bonheur, c’est le revenu relatif – être plus riche que son voisin. Cela rejoint une intuition forte de Potter. Selon lui, nos sociétés s’abîment dans cette compétition, qui ne sert plus l’intérêt commun.

Il déplore que la politique se transforme en lutte tribale. Un bel exemple est le rejet de la vaccination aux États-Unis chez les républicains. Ils s’y opposent de façon sectaire, même si cela leur nuit individuellement et met en danger toute la société. Pourquoi ? Parce que leur but est de faire valoir une identité, de défendre leur tribu. Dans cette compétition symbolique, les notions de vrai et de faux perdent leur sens.

Potter concède que cette observation n’est pas universelle. Elle s’applique davantage aux États-Unis qu’au Québec. Le courant est plus faible chez nous, mais son souffle se fait sentir.

Nous pousse-t-il dans la bonne direction ? Il n’en est pas certain.

« Je peux me tromper. En fait, j’espère que je me trompe ! Mais à un certain moment, l’évolution des choses commence à sembler un peu inévitable… »

1. Vous vous souvenez peut-être d’Andrew Potter. Il avait commis une chronique maladroite en mars 2017 sur le manque de cohésion sociale au Québec. Il s’était vite excusé, mais il en a tout de même payé le prix : cela lui a coûté son poste de directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill. J’espère qu’on lui donnera une seconde chance.

C’est un intellectuel courtois et brillant. Ses essais sont accessibles et originaux, et touchent à des questions essentielles.

Né au Manitoba, il a choisi de venir travailler au Québec et il a appris le français, assez bien pour avoir brièvement enseigné comme chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). D’ailleurs, il a insisté pour répondre à mes questions en français.