Samedi soir dernier, des clients du restaurant Au Pied de Cochon dégustaient un délicieux jarret de porc quand, tout à coup, des membres du mouvement antispéciste DxE Montréal ont fait irruption dans l’établissement.

« Les animaux vivent dans leur merde, ils dorment dans leur merde ! Leur nourriture est dans leur merde ! », a scandé une femme dans un porte-voix.

Disons que ça te freine un appétit.

« Les animaux ne sont pas de la nourriture ! Les animaux ressentent la douleur ! Les animaux ressentent la peur ! », a ensuite hurlé un homme.

Des serveurs ont barré le chemin au groupe de militants. Certains clients ont continué à discuter calmement comme si de rien n’était. D’autres étaient choqués, intrigués ou amusés.

Ce n’est pas la première fois que ce restaurant reçoit la visite d’antispécistes. Les militants sont-ils retournés à cet endroit à cause de l’histoire du salaire minimum qui a suscité une certaine controverse il y a quelques jours ?

Jade, porte-parole du groupe avec qui je me suis entretenu, a refusé de répondre à cette question. De même qu’elle s’est bien gardée de me dire à quel moment au juste cette opération avait été organisée.

La jeune femme, qui ne souhaite pas offrir de détails sur son identité, m’a expliqué que DxE Montréal rassemble quelques centaines de personnes. Le groupe, qui tire son origine d’un mouvement né à San Francisco en 2013, n’a pas de chef officiel. Les membres proviennent de « tous les milieux ».

« Il y a des professionnels, des parents, des anarchistes, des étudiants, des travailleurs de la construction, des avocats, dit Jade. Il n’y a pas de pattern. Et ce ne sont jamais les mêmes qui interviennent. »

Depuis l’été 2019, ils se réunissent en petits groupes et organisent des actions directes ou de désobéissance civile afin de sensibiliser la population à la défense des droits des animaux.

Des irruptions surprises ont eu lieu dans de nombreux restaurants de Montréal au cours des derniers mois : le Manitoba, Joe Beef, Chez Victoire et le restaurant de l’ITHQ, pour n’en nommer que quelques-uns. Des boucheries ont aussi été visitées.

À part le restaurant St-Hubert du Village, pris d’assaut l’été dernier par des militants, les lieux visés sont majoritairement des établissements qui attirent une clientèle huppée.

En décembre 2019, une douzaine de militants se sont infiltrés dans la ferme porcine Les Porgreg, à Saint-Hyacinthe, pour dénoncer les mauvais traitements infligés aux animaux. Ces personnes, qui ont fait face à des accusations d’introduction par effraction, ont eu leur procès en octobre dernier. Le jugement n’a pas encore été rendu.

Des militants ont également suscité l’étonnement en débarquant dans une succursale de Rachelle-Béry, une épicerie reconnue pour mettre de l’avant des produits biologiques. Le groupe voulait souligner l’« hypocrisie » de l’industrie locale ou bio, qui, selon lui, « utilise le même couteau ».

On a tendance à croire que l’antispécisme et le véganisme sont identiques. Si tous les deux refusent l’exploitation animale, l’antispécisme se différencie par son côté militant et politisé. Il tend à remettre en question notre relation avec la nature et la suprématie que nous exerçons aveuglément sur elle.

Comme le racisme et le sexisme, le spécisme nous met sous le nez le problème de la hiérarchie. Il renvoie l’être humain (un animal comme tous les autres aux yeux des antispécistes) à la difficile question : qui suis-je pour décider du sort d’autres êtres vivants ?

Comme beaucoup de gens, j’ai d’abord considéré les antispécistes comme des emmerdeurs, des illuminés, des extrémistes. Et puis les choses ont évolué. Comme tous les grands bouleversements de société, les coups d’éclat ont éveillé les consciences. La mienne, un peu.

En décembre 2015, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi 54 qui vise l’amélioration de la situation juridique de l’animal, reconnu comme « un être doué de sensibilité ayant des impératifs biologiques ». C’est ça que nous disent les antispécistes.

Certes, on est en droit de critiquer ces coups d’éclat qui touchent des restaurateurs déjà pas mal amochés par la pandémie. Les auteurs devraient, à mon avis, trouver d’autres moyens de se faire entendre.

Les médias rapportent de moins en moins leurs intrusions. Alors, si au bout du compte on ne se fait entendre que par une petite poignée de clients, ces opérations deviennent un coup d’épée dans l’eau.

La montée de l’antispécisme fait peur à beaucoup de gens en ce moment. De plus en plus de voix, comme le journaliste français Paul Sugy qui a publié l’ouvrage L’extinction de l’homme – Le projet fou des antispécistes, tentent de sonner l’alarme sur les risques d’une dérive.

« Ce sujet fait sourire, mais ce n’est pas une blague », a récemment confié M. Sugy à une journaliste du magazine web Réussir. « On parle sérieusement d’une citoyenneté des animaux, il faudra leur donner des représentants, des délégués, il faudra réfléchir à la scolarisation des animaux domestiques. Les antispécistes sont sérieux sur ces sujets. »

En attendant la formation d’un gouvernement et d’une université pour les animaux, on pourrait à tout le moins tenter de réfléchir à la supériorité morale que nous exerçons au quotidien sur les autres maillons de la nature.

Tout cela devant une bonne salade.