Le hasard ne fait pas toujours bien les choses.

Dans son livre Mes nouvelles histoires, Jean Chrétien vante sa mémoire. Mais en même temps, il dit ne pas se souvenir des témoignages sur les abus dans les pensionnats pour Autochtones alors qu’il en était le ministre responsable, de 1968 à 1974.

Quelques années après son départ de la politique, M. Chrétien s’est mis à apprendre des poèmes par cœur, raconte-t-il dans son ouvrage. Une façon d’entretenir son esprit. Il n’y a pas si longtemps, il pouvait se souvenir de 1500 vers.

À 87 ans, il reste encore vif, comme je l’ai constaté lors de notre entretien dans une suite de l’hôtel Le Reine Elizabeth. C’est une véritable force de la nature. Et il n’est pas content que l’histoire des pensionnats empiète sur la promotion de son livre…

La lettre envoyée en 1968 par un enseignant de Fort Albany, en Ontario, qui dénonçait la maltraitance ? Et l’enquête lancée par son ministère en 1971, et le rapport déposé en 1973 sur des agressions à l’établissement de La Tuque ? Pas au courant non plus.

« Je ne savais pas ! Et on ne peut pas agir sur ce qu’on ne savait pas », lance-t-il, catégorique.

Il ajoute : « Écoutez, à mon âge, je ne vais pas commencer à vous remplir. »

Après une si longue carrière politique, on peut comprendre que certains dossiers échappent à sa mémoire ou qu’une lettre parmi des centaines d’autres ne soit jamais remontée jusqu’à son bureau. Mais ce qui frappe, c’est l’absence de regrets à l’endroit de ceux qu’il nomme encore les « Indiens ».

Même si M. Chrétien déplore ces abus, il s’empresse de les relativiser en vantant le rôle des pensionnats pour scolariser les Autochtones. Cela n’avait pourtant pas besoin de se faire si brutalement.

Pire, à Tout le monde en parle, il a osé un parallèle avec sa propre expérience – choisie et non subie – dans un pensionnat, où il a dû manger « des fèves au lard et du gruau »…

Mais s’il avait été un mauvais ministre des Affaires indiennes, se défend-il, les Premières Nations ne seraient pas intervenues auprès de Pierre Elliott Trudeau après les élections de 1972 pour qu’il garde son poste. Et s’il était insensible, il n’aurait pas adopté un fils dans un orphelinat d’Inuvik.

* * *

J’ai commencé le journalisme quelques mois après la fin de la carrière de Jean Chrétien. C’était donc ma première interview avec lui. Je suis frappé de voir à quel point il correspond en privé à son image publique. C’est un batailleur.

Comme il le dit, en politique, « la longévité n’est jamais accidentelle ». En 40 ans de carrière – « 40 ans et demi », corrige-t-il –, il n’a jamais perdu d’élection. Il a dirigé huit ministères et trois gouvernements majoritaires.

Cela fait beaucoup d’anecdotes. D’où ce livre, son quatrième. Il l’a écrit le matin, à la main, selon l’inspiration. De courtes vignettes de quelques pages pour raconter des souvenirs et faire partager ses réflexions sur le métier.

Il appartient à une autre génération de politiciens. Le couple Chrétien-Boisvert a eu 19 enfants, dont 10 sont morts à la naissance.

Le « petit Jean » grandit à Shawinigan dans un milieu modeste, sans être pauvre. Il a la couenne dure. Un chapitre raconte comment il a pris l’avion à 85 ans malgré un début de pierre au rein. Ailleurs, il parle de ses frousses dans les airs. Une porte s’est déjà ouverte à 10 000 pieds d’altitude. Une autre fois, il y a eu une alerte à la bombe. Sans oublier un atterrissage sous les lumières de motoneige pour que le pilote voie la piste. Dans chaque cas, il dit être resté relativement calme.

Cette vitalité demeure. Il travaille encore chez Dentons – « le plus grand cabinet d’avocats au monde », précise-t-il. Et il n’a pas décroché de la politique. Quand les deux Michael (Kovrig et Spavor) étaient emprisonnés en Chine, des gens perdaient de l’argent et son téléphone s’est mis à sonner. Autant des appels de la Chine que du Canada. Il a parlé à Justin Trudeau, et auparavant à son bras droit Gerald Butts et à la ministre responsable Chrystia Freeland. Aucune de ses suggestions n’a été retenue. « Abasourdi » par tant de « désinvolture », il a « pris son trou ».

Reste que l’histoire lui a donné raison. C’était bel et bien un conflit plus politique que juridique, et c’est le président Joe Biden qui a mis fin à cette prise d’otages déguisée.

M. Chrétien est un redoutable stratège. La joute politique le passionne. Contrairement à la majorité des premiers ministres, il adorait la période des questions. Et il reste nostalgique des vieilles façons de faire. « Avant la télévision, on n’avait pas le droit d’avoir des notes. […] C’était de vrais échanges, un combat intellectuel, il fallait connaître ses dossiers et être habile. »

J’avance que pour lui, la fin pouvait justifier les moyens, surtout avec ceux qu’il appelle les « séparatistes ». Mais avant que je puisse évoquer le rapatriement unilatéral de la Constitution, le « love-in » de 1995, le plan B de l’après-référendum ou le scandale des commandites, il m’interrompt. « Voyons donc ! Ils ont perdu et on a gagné. C’est aussi simple que ça. »

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Le « petit gars de Shawinigan » a côtoyé les grands hommes d’État de la fin du XXisècle, comme Václav Havel, Lech Walesa et Nelson Mandela. Son livre parle aussi de ses relations avec Bill Clinton, George Bush père et fils ou encore Boris Elstine, Vladimir Poutine, Helmut Kohl et Jacques Chirac, un proche.

On y découvre une façon de faire la politique qui ne reviendra pas. Par exemple, les chefs du G7 pouvaient se permettre un bain de foule en 1995 au marché d’Halifax. Aujourd’hui, déplore-t-il, ces sommets sont gros et coûteux, et les échanges, trop formels. « Durant des réunions longues, j’ai souvent vu des participants faire des mots croisés ou jouer aux cartes sur leur tablette », écrit-il.

Il était du type spontané. Ses déclarations cocasses ont fait l’histoire. Je lui demande si sa candeur était calculée, s’il exagérait son accent pour faire plus authentique. « Oui, je pourrais parler à la française aux gens de Saint-Maurice », me répond-il, ironique. Il ne s’expliquera pas davantage.

Avec le recul, ce fils de milieu populaire, qui a dû changer trois fois de collège à l’adolescence, s’étonne d’avoir cultivé des relations avec des gens comme la reine Élisabeth II. En privé, les deux se parlaient en français. C’est pourquoi elle cachait un sourire lorsque M. Chrétien a signé le rapatriement de la Constitution.

Son stylo venait de se briser et il a lâché un « merde », qu’elle avait compris…

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Sous ses airs de charmeur maladroit, M. Chrétien est d’une fermeté implacable. Encore aujourd’hui, il se félicite d’avoir conseillé à la reine de ne pas s’excuser aux Maoris de la Nouvelle-Zélande. Il dit aussi avoir recommandé à Tony Blair de ne pas céder trop de pouvoirs à l’Écosse.

Les excuses, les larmes pour les caméras, ce n’est pas pour lui.

Je lui demande s’il a des inquiétudes pour l’avenir. « Je suis un optimiste », dit-il, avant que je réussisse à parler d’environnement.

Sur le climat, les relations avec les Premières Nations et la confrontation avec le Québec, son discours contraste avec celui de Justin Trudeau et de la génération suivante.

La vieillesse est un chemin solitaire. Sa bien-aimée femme Aline est morte l’année dernière. Au sujet de ses amis, il blague : « J’aimerais prendre un départ de golf avec eux, mais c’est difficile, ils sont morts. »

Sa pudeur est une qualité en voie de disparition. Même s’il évoque brièvement sa foi dans quelques histoires, il refuse d’en parler davantage. « C’est personnel », justifie-t-il.

Il dit seulement choisir le pari de Pascal – le croyant ne perd rien s’il se trompe, alors que l’incroyant s’expose à la colère divine.

« C’est mon choix, je ne prends pas de chance. »