L’évènement aura lieu le 15 septembre. Des célébrations sont prévues pour l’occasion. Toute la presse est invitée. Ça promet d’être mémorable. Historique.

Dans trois jours, donc, les 285 habitants de la réserve ojibwée de Shoal Lake No. 40, dans le nord-ouest de l’Ontario, boiront l’eau qui coule de leur robinet.

Ce sera ça, l’évènement. Juste ça.

Pas de quoi inviter la presse, me direz-vous. Mais il faut comprendre que la communauté attend ce moment depuis… 24 ans.

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Nous avons eu du mal à trouver le conseil de bande.

Les routes sans nom, en terre battue, serpentent à travers Shoal Lake No. 40. Au bout de chaque route, il y a de l’eau. La réserve est située sur une île du lac Shoal.

De l’eau douce partout autour.

Mais pas une goutte pour étancher sa soif.

Ça n’a pas toujours été ainsi. « Quand j’étais enfant, je buvais l’eau du lac », raconte Anthony Green, 36 ans. Il forme une coupe de ses mains et fait mine d’y porter ses lèvres. Tout le monde faisait pareil, dans la réserve.

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Anthony Green et son fils, à leur résidence dans la réserve de Shoal Lake No. 40

Mais au fil des ans, le lac a été contaminé par des bactéries. Les gens se sont mis à tomber malades. En 1997, la réserve a émis un avis d’ébullition.

Un avis qui n’a jamais été levé, depuis.

Anthony Green a du mal à croire qu’il pourra bientôt boire l’eau qui s’écoulera de son robinet. « C’est surréel ! »

« Il y a des gens nés dans les années 2000 qui n’ont jamais connu que l’eau bouillie. Ça va être étrange pour tout le monde, même pour moi », se réjouit Vernon Redsky, chef de Shoal Lake No. 40.

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Vernon Redsky, chef de Shoal Lake No. 40, devant l’usine de traitement des eaux

Depuis longtemps, ici, les gens ont appris à se méfier de l’eau courante, raconte Cuyler Cotton, un vieil ami de la communauté. Des enfants de Shoal Lake qui participaient à un échange scolaire à Winnipeg, dit-il, ont paniqué quand ils ont vu leurs camarades de la ville se désaltérer à la fontaine.

« Ils se sont précipités pour prévenir leur prof. Ils étaient super inquiets pour les enfants de Winnipeg qui buvaient de l’eau courante ! »

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Le comble de l’ironie, c’est que l’eau qui coule dans les robinets de Winnipeg est puisée… dans le lac Shoal.

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Le lac Shoal

Chaque jour, la capitale du Manitoba siphonne de 100 à 200 millions de litres d’eau au cœur du territoire ojibwé. Un aqueduc, long de 180 kilomètres, lui permet d’acheminer le précieux liquide, évidemment traité, dans ses maisons, ses tours de bureaux, ses hôtels, ses bars, son parlement, ses édifices fédéraux…

Même dans son monument emblématique, le Musée canadien pour les droits de la personne…

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C’est incompréhensible.

Le Canada est pourtant un pays riche – en argent comme en eau. Comment des collectivités entières peuvent-elles y être privées d’un droit aussi essentiel à la vie que l’accès à l’eau potable ?

Comment est-ce possible, en 2021 ?

Trente-trois collectivités autochtones sont actuellement visées par un avis d’ébullition à long terme, c’est-à-dire qu’elles doivent faire bouillir leur eau depuis plus d’un an. Pour près de la moitié d’entre elles, ça dure depuis plus d’une décennie.

Le problème ne date pas d’hier. Déjà en 1977, le gouvernement fédéral avait promis de le régler une fois pour toutes. Depuis, les rapports d’enquête s’accumulent, tous plus accablants les uns que les autres.

Chaque fois, on dit que c’est inacceptable. Chaque fois, on promet de s’y attaquer pour de bon.

Pourquoi, alors, est-ce que ça continue ?

« J’y réfléchis très souvent, avoue Marc Miller, ministre sortant des Services aux Autochtones. Je n’ai aucune explication que les gens trouveraient crédible.

« Je pourrais essayer de présenter n’importe quelle excuse, mais il n’y a pas d’excuse, en fin de compte. On est au Canada, il y a de l’eau et les gens devraient avoir accès à de l’eau saine et propre. »

Voilà tout de même un début d’excuse : tout ça ne se fait pas en criant ciseau. Même quand on y met des milliards – et Ottawa en a investi 4,27 depuis 2015.

Marc Miller en sait quelque chose. Il a été forcé de manquer à la promesse du gouvernement libéral, qui avait juré d’éliminer tous les avis d’ébullition dans les réserves avant le 31 mars 2021.

Justin Trudeau en avait même fait le symbole de la réconciliation avec les Premières Nations…

C’est un échec, Marc Miller le reconnaît sans peine. Mais rien ne l’énerve davantage que d’entendre des solutions simplistes, du genre : envoyez l’armée dans les réserves, construisez-leur des usines comme en Afrique et le tour sera joué…

C’est beaucoup plus complexe que ça, dit-il.

Je l’ai compris en visitant Shoal Lake No. 40.

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L’usine de traitement des eaux de la réserve de Shoal Lake No. 40

« On ne règle pas deux siècles de négligence d’un coup de baguette magique », souligne Cuyler Cotton. Ni même avec une usine de traitement des eaux flambant neuve.

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Pour comprendre les problèmes de Shoal Lake No. 40, il faut un peu connaître son histoire. Elle a des accents de tragédie.

C’est en 1915 que la Ville de Winnipeg a construit son aqueduc. Le bulldozer de la modernité a torpillé des cimetières autochtones. Il a chassé les Ojibwés de leurs terres ancestrales. Certains se sont repliés sur une péninsule du lac Shoal.

La ville a ensuite creusé un canal pour détourner des eaux troubles de la prise d’eau de l’aqueduc. C’est ainsi que la péninsule est devenue… une île. Et que ses habitants se sont retrouvés isolés du reste du monde.

Évidemment, personne ne leur avait demandé leur avis. Les arpenteurs avaient noté, à l’époque, que le territoire était inhabité, « à l’exception de quelques Indiens ».

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L’entrée de la réserve de Shoal Lake No. 40, dans le nord-ouest de l’Ontario

Pendant un siècle, la réserve n’a été accessible que par une vieille barge capricieuse, l’été, et par un pont de glace, l’hiver. Parfois, la glace cédait sous le poids des véhicules. Neuf personnes ont été emportées au fond du lac.

Sans route, sans eau et sans avenir, Shoal Lake No. 40 s’est vidée de ses habitants. La moitié de la communauté vit désormais hors de la réserve.

La seule façon de survivre, c’était de disposer d’une route. Mais les bureaucrates fédéraux ne l’entendaient pas ainsi.

[Les bureaucrates fédéraux] ont tendance à penser qu’ils savent mieux que nous ce dont nous avons besoin.

Vernon Redsky, chef de Shoal Lake No. 40

Après une longue bataille, à force d’insister et de manifester, la communauté a obtenu sa route : 24 kilomètres qui enjambent le canal, avant de rejoindre la Transcanadienne. Elle a été inaugurée en 2019. Après cent ans de solitude.

Ils l’ont baptisée la « Freedom Road ».

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La « Freedom Road », inaugurée en 2019, qui relie la réserve de Shoal Lake No. 40 à la Transcanadienne

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Le chef Redsky savait que la route de la liberté donnerait un nouveau souffle à la réserve. Grâce à elle, on a enfin pu transporter les tonnes de matériel nécessaires à la construction de l’usine de traitement des eaux et… de l’école, qui vient tout juste d’ouvrir ses portes.

La communauté respire, enfin. Des familles veulent revenir. Quelques-unes l’ont déjà fait.

Anthony Green est rentré à la maison après une absence de 20 ans. C’est lui qui sera l’opérateur principal de l’usine.

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Anthony Green (à gauche) fait visiter l’usine de traitement des eaux. Il en sera l’opérateur principal.

Anthony rentre de Kenora, la ville la plus proche. Mais il revient de beaucoup plus loin. « Croyez-le ou non, j’étais dans la rue, il y a quelques années. J’étais un bum. Et me voilà responsable d’une usine qui a coûté des millions de dollars ! »

Anthony a grandi dans une famille brisée. Ballotté d’un foyer d’accueil à l’autre, il a sombré dans l’alcool, comme ses parents avant lui. Il s’est repris en main quand sa mère a fait une cirrhose.

Elle était sur son lit de mort, le 5 octobre dernier, quand Anthony a reçu un appel : on lui offrait le poste à Shoal Lake. « Je n’y croyais pas. Je l’ai dit à ma mère. Elle était déjà presque partie. J’ai dit : “Maman, je l’ai fait ! J’ai le boulot !” »

Il a vu une larme, une seule, couler le long de sa tempe. « Elle m’a entendu. »

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« Ils m’ont dit que j’étais une haute priorité, mais ils m’ont mis dans une maison pleine de moisissures… »

Deux ventilateurs tournent à plein régime dans le bungalow délabré d’Anthony Green. Pour chasser l’odeur. Et pour préserver la santé de sa famille.

Anthony ne cache ni son inquiétude ni sa frustration. Son fils Emmett, 3 ans, souffre d’asthme. Il refuse de le laisser respirer encore longtemps l’air vicié de ce taudis.

Mais « haute priorité » ou pas, le conseil de bande n’a rien d’autre à lui offrir. La réserve est pauvre. Elle compte 90 logements, tous pleins, souvent en décrépitude. Le conseil voudrait construire de nouvelles maisons, mais avec quel argent ?

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Cuyler Cotton, devant l’usine de traitement des eaux

Le problème est loin d’être réglé. Ces jeunes veulent revenir pour aider, mais nous avons besoin de logements et d’infrastructures pour les accueillir. Nos égouts sont vieux et défectueux. Il faut les renouveler.

Cuyler Cotton

Trop longtemps laissée à elle-même, Shoal Lake No. 40 ressemble à une vieille coque trouée. Dès qu’on parvient à boucher un trou, elle prend l’eau ailleurs. Toujours au bord du naufrage.

« Si on ne m’offre rien d’autre bientôt, je devrai louer une maison à Kenora, se désole Anthony. C’est à une heure vingt de route. Ça ne sera pas idéal, s’il y a une urgence à l’usine… »

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En mars 2021, la vérificatrice générale du Canada a constaté que Services aux Autochtones Canada ne finançait pas suffisamment l’entretien des réseaux d’alimentation en eau des Premières Nations. « La faiblesse des salaires, a-t-elle noté, contribuait aux problèmes de maintien en poste d’opérateurs. »

Hautement qualifiés, mais mal payés dans les réserves, les opérateurs finissaient souvent par trouver des emplois mieux rémunérés dans les municipalités voisines.

Inévitablement, les usines laissées à l’abandon se dégradent, parfois au point de ne plus servir. Les communautés se résignent alors à émettre de nouveaux avis d’ébullition…

Le financement a été révisé à la hausse, dit Marc Miller. « En novembre, on a annoncé 1,5 milliard pour tripler les investissements en maintenance et entretien de ces actifs. »

Anthony Green aura donc de quoi bien faire vivre sa famille. Très bientôt, il aura aussi accès à l’eau potable.

Ne reste plus qu’à lui trouver une maison sans moisissures. C’est une urgence. Une autre.

Les engagements des partis

Les principaux partis fédéraux s’engagent à lever tous les avis d’ébullition dans les communautés autochtones. Les plateformes des conservateurs, des libéraux, des néo-démocrates et des verts sont très semblables à cet égard. Ces formations politiques promettent également de verser l’argent nécessaire pour maintenir les usines en bon état de marche. Seuls les bloquistes ne s’engagent pas précisément à ce sujet, mais promettent de veiller à ce que les nations autochtones « reçoivent leur dû ». Parmi les 33 communautés touchées par des avis à long terme, aucune ne se trouve au Québec.

Des décennies d’incurie

1977

Le gouvernement fédéral promet aux réserves autochtones de leur fournir des infrastructures similaires à celles des villages voisins.

1991

Le gouvernement fédéral s’engage à fournir un accès à l’eau potable pour tous d’ici dix ans.

2005

Le vérificateur général du Canada souligne que les Premières Nations « ne bénéficient pas d’un niveau de protection comparable à celui des gens vivant à l’extérieur des réserves ».

2011

Le vérificateur constate que « plus de la moitié des systèmes d’eau potable sur les réserves continuent de poser un danger aux personnes qui les utilisent ».

2015

Justin Trudeau promet de faire en sorte que tous les avis d’ébullition puissent être levés à long terme dans toutes les communautés autochtones d’ici mars 2021.

Mars 2021

La vérificatrice générale du Canada se dit « franchement découragée que ce problème de longue date ne soit toujours pas résolu ».