Justin Trudeau s’inquiète qu’Erin O’Toole veuille tuer dans l’œuf son projet de réseau national de garderies. Pourtant, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même.

Le premier ministre était en train de concrétiser cet engagement. Il a signé des ententes avec sept provinces et un territoire. Rien ne le forçait à demander la dissolution du Parlement et à déclencher des élections anticipées.

M. Trudeau a créé un péril pour mieux se poser ensuite en sauveur et gagner sa majorité. Et ce n’est pas la seule ironie de cette campagne.

Il y en a une plus profonde. Pour la comprendre, il faut revenir un peu en arrière.

En 2015, le chef libéral promettait que ces élections seraient les dernières avec le mode de scrutin actuel. Ce système serait changé pour mieux refléter la volonté des électeurs. M. Trudeau a rompu cet engagement.

Les partis n’avaient pas réussi à s’entendre sur le nouveau mode de scrutin, plaidait-il en 2017. En fait, les partis de l’opposition proposaient un référendum pour demander aux Canadiens de choisir entre le statu quo et un modèle plus proportionnel. Les libéraux faisaient bande à part. Ils suggéraient le vote préférentiel, qui avantage les formations centristes.

À la limite, on peut comprendre que l’impasse dans les négociations explique cet échec. Mais on aurait pu espérer que l’esprit de la promesse, lui, ne meure pas si vite aussi.

Car M. Trudeau partageait l’idée à la base de la réforme : que notre mode de scrutin déforme la volonté des électeurs et dissuade la coopération entre les partis. Un incurable naïf aurait pu croire que cela le préoccupait encore.

* * *

Les gouvernements minoritaires deviennent plus fréquents au Canada, surtout au niveau fédéral. Ce fut le résultat de quatre des six dernières élections.

Cela s’explique entre autres par la concentration régionale du vote. Le Bloc en est le meilleur exemple. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, des conservateurs dans les Prairies.

Délaisser le mode de scrutin actuel hausserait encore plus la probabilité d’élire un gouvernement minoritaire. Certains le craignent. Selon eux, cela créerait de l’instabilité politique et empêcherait le gouvernement de prendre des mesures fortes et rapides. D’autres le souhaitent. Ils croient que cela forcerait les partis à collaborer davantage pour bâtir des consensus, ou à tout le moins des compromis.

En promettant de changer le mode de scrutin, M. Trudeau adhérait implicitement à ce second camp. Puis, une fois devenu majoritaire en 2015, il a découvert les vertus du système l’ayant porté au pouvoir. Et aujourd’hui, il est nostalgique de cette position de force, assez pour déclencher des élections en plein été à la recherche de sa majorité perdue.

On ne peut pas tout à fait dire que les électeurs ont choisi en 2019 de donner un mandat minoritaire à M. Trudeau. Ce n’est pas ainsi que les élections fonctionnent. On vote pour un candidat député, et non pour un premier ministre ou un type de gouvernement. N’empêche que sur le plan strictement mathématique, la volonté des électeurs est mieux reflétée par ce gouvernement minoritaire.

M. Trudeau a dû négocier avec l’opposition. Par exemple, la Prestation canadienne d’urgence a été bonifiée à la demande des néo-démocrates. Et à l’initiative du Bloc, la Chambre des communes a reconnu que le Québec pouvait modifier unilatéralement sa section de la Constitution.

Les libéraux ont récolté 33 % des votes. Quand ils ralliaient les néo-démocrates ou les bloquistes, ils représentaient une plus grande proportion des électeurs.

C’était précisément l’esprit derrière la promesse de réforme électorale. Le Parlement n’était pas bloqué. Les libéraux réussissaient à adopter l’essentiel de leurs projets. Y compris celui du réseau national de garderies.

Mais M. Trudeau la met lui-même en péril en refusant de se satisfaire du mandat donné par les électeurs, et de la nécessité de collaborer avec les partis qui le forçait à plaire à un plus grand nombre de Canadiens.

Bien sûr, rien n’empêche un gouvernement majoritaire d’obtenir l’appui de l’opposition. Mais disons que la motivation est moins grande…

Tout gouvernement minoritaire est sur un siège éjectable. Il était fort possible que M. Trudeau soit renversé par les partis de l’opposition d’ici quelques mois. Mais plus le temps passait, plus le projet de réseau national de garderies aurait pris forme et plus il aurait été difficile de le défaire.

Le chef libéral a raison, ce réseau national est une excellente nouvelle pour les familles du pays. Alors, pourquoi l’avoir mis en péril ?