En 1993, Kim Campbell avait été crucifiée pour avoir osé dire que les élections n’étaient pas un bon moment pour discuter d’enjeux sérieux.

La citation hors contexte déformait sa pensée – elle voulait dire qu’une campagne était trop courte pour concevoir des réformes complexes comme celle des programmes sociaux. N’empêche que le bout de phrase mettait le doigt sur une triste vérité, comme le prouve le débat actuel sur la « vaccination obligatoire ».

Contrairement aux apparences, la position des libéraux n’est pas si différente de celle de leurs adversaires. Mais c’est difficile à voir à travers le brouillard de la campagne électorale.

Les libéraux ont proposé de rendre la vaccination obligatoire pour les employés fédéraux ainsi que pour les passagers de trajets interprovinciaux en train, en autocar, en bateau ou en avion.

Sur le plan de la santé publique, d’excellents arguments le justifient. Mais ce n’était pas la seule motivation de Justin Trudeau. Il espérait en même temps marquer un clivage avec Erin O’Toole. On le sait, une minorité bruyante de citoyens s’opposent aux vaccins, et ils se trouvent surtout chez les sympathisants conservateurs.

M. O’Toole se trouve dans une position embêtante : il hésite à appuyer une mesure qui rallie la majorité des électeurs par crainte d’échauder une partie de ses militants.

Selon un récent sondage Ekos*, à peine 1 % des électeurs libéraux et bloquistes refusent de se faire vacciner. Chez les néodémocrates et les verts, le taux est respectivement de 6 % et de 8 %. Et chez les conservateurs, de 12 %.

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La campagne électorale est une période pourrie pour mener ce genre de débat.

Durant la pandémie, sur les questions sanitaires et médicales, les chefs ont mis leurs différends de côté. Ils ont relayé les consignes de base de la Santé publique sur la distanciation physique, le port du masque et la vaccination.

Les désaccords portaient sur des politiques publiques comme le contrôle des frontières, et ils sont légitimes. La vaccination obligatoire fait partie de ces enjeux. Même en reconnaissant l’urgence de vacciner un maximum de Canadiens, des élus peuvent débattre de l’obligation de vacciner les employés fédéraux et du sort réservé aux récalcitrants.

Si elle se déroulait au Parlement, cette réflexion serait plus sereine.

En campagne, on cherche ce qui différencie les partis. C’est justement le but, pour aider les gens à faire un choix. Reste que cela mène aussi à exagérer les désaccords.

Les libéraux veulent forcer les employés fédéraux et les passagers interprovinciaux à se faire vacciner. Si un voyageur refuse, il ne pourra pas monter à bord. Et dans le cas d’un fonctionnaire, il s’exposerait à des sanctions. Lesquelles ? Ce serait déterminé entre l’administratif et le syndicat, comme pour les autres questions de relations de travail.

Les conservateurs défendent une position qui n’est pas si différente. Un fonctionnaire non vacciné devrait pouvoir travailler s’il accepte de se faire tester fréquemment, dit M. O’Toole.

PHOTO LARS HAGBERG, REUTERS

Erin O’Toole, chef du Parti conservateur

Or, le 13 août, la dirigeante principale des ressources humaines de la fonction publique du Canada se montrait ouverte à des accommodements pour les employés non vaccinés, comme de subir des tests de dépistage. Son message diffusé en ligne ressemblait beaucoup à la position du chef conservateur. Et il a été retiré du site de l’État…

Ce qu’elle a dit n’était pas forcément inexact.

En la matière, le gouvernement donne les orientations, puis l’administratif les applique. La haute fonctionnaire a seulement parlé trop vite. Il est possible que la consigne mène à de tels accommodements. Mais il est trop tôt pour le conclure. En l’évoquant d’emblée, elle laissait entendre que c’était la volonté de M. Trudeau.

Or, le premier ministre se montre plutôt favorable à des sanctions.

On est dans les pâles nuances de gris…

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Les libéraux n’ont pas tort, leur position diffère un peu de celle des conservateurs. M. O’Toole emploie un ton plus conciliant face aux récalcitrants. Il est plus ouvert à les accommoder. Et il ne demande pas à ses candidats d’être eux-mêmes vaccinés. Ce n’est pas un message banal. Il cache un malaise inquiétant dans une partie de la famille conservatrice.

Une légère nuance existe aussi entre M. Trudeau et Jagmeet Singh. Malgré la proximité des néodémocrates avec les syndicats, leur chef réclame fermement des sanctions contre les fonctionnaires non vaccinés, et il veut que la mesure soit appliquée avant la fête du Travail.

Comme au NPD, tous les candidats bloquistes sont vaccinés. Toutefois, leur chef, Yves-François Blanchet, n’est pas prêt à appuyer immédiatement la vaccination obligatoire. Il veut auparavant voir les avis juridiques du gouvernement.

En invitant ce débat dans la campagne, M. Trudeau joue un jeu dangereux.

Il risque d’associer cette mesure à son parti. Le message serait plus rassembleur s’il semblait venir de l’État, et non du chef libéral. Et il serait plus facile à communiquer si le Canada n’était pas en campagne électorale.

* Sondage réalisé du 4 au 10 août auprès de 1482 Canadiens. Marge d’erreur de +/- 2,6 %, 19 fois sur 20.