L’évidence brillait toute nue sous le soleil d’août. Si Justin Trudeau déclenche des élections, c’est pour une seule raison : devenir majoritaire.

Au moins, le chef libéral n’a pas prétexté que le blocage au Parlement exigeait cette manœuvre. Ç’aurait été difficile, en effet, de dire dans la même phrase que son gouvernement avait adopté des mesures costaudes pour combattre la pandémie tout en se plaignant de ne pas avoir pu agir… D’autant que les néo-démocrates ne demandaient qu’à continuer de faire adopter les lois importantes.

M. Trudeau a donc dû formuler les choses autrement. À la précédente campagne, la COVID-19 n’existait pas. Aucun parti n’avait obtenu de mandat pour la combattre et pour sortir de la crise. Puisque les visions des partis s’opposent, les citoyens devraient selon lui pouvoir faire un choix.

En théorie, cela se défend. Choisir fait partie de la démocratie. Certains trouvent même cela parfois agréable. Mais pourquoi maintenant, avec la quatrième vague qui se lève et la rentrée scolaire qui s’annonce éprouvante ? Pourquoi ne pas attendre l’hiver ? Tout simplement parce que le chef libéral estime que ses chances de gagner aujourd’hui sont meilleures qu’elles ne le seront l’année prochaine alors que le pouvoir l’aura un peu plus usé et que l’inquiétude au sujet des déficits aura augmenté.

De toute façon, Justin Trudeau sait que le 20 septembre, la population ne votera pas sur la pertinence des élections. Elle choisira la meilleure – ou la moins mauvaise – option.

Et le débat sur la pertinence des élections ne durera pas pendant les 35 jours de la campagne. On passera assez vite à autre chose.

L’espérance de vie d’un gouvernement minoritaire est courte. Élu en 2004, le gouvernement minoritaire de Paul Martin avait duré 17 mois. Celui de Stephen Harper avait survécu à peine plus de deux ans. M. Trudeau ne fait que confirmer cette tendance.

En 2013, Pauline Marois avait hésité quelques mois avant de se renverser. Avec le recul, cette attente lui a probablement coûté la victoire.

M. Trudeau s’inspire de Jean Charest, qui voulait en 2008 avoir « les deux mains sur le volant » pour affronter la crise économique avec un mandat majoritaire. À une différence près, et elle est immense : la COVID-19 transforme cette fois-ci la campagne elle-même en risque.

Certes, l’administratrice en chef de la santé publique du Canada, la Dre Theresa Tam, soutient que les élections pourront se dérouler de façon sécuritaire en respectant le port du masque et les autres mesures bien connues. Mais ne pas faire de campagne serait encore mieux.

* * *

M. Charest s’était déjà avoué un lecteur attentif de L’art de la guerre de Sun Tzu. Il s’est sans doute inspiré de ce stratège chinois pour ses manœuvres électorales en 2008. Reste qu’elles n’avaient rien d’inhabituel. Tous les chefs de gouvernement jouent avec le calendrier à leur avantage.

Depuis le début de la pandémie, les gouvernements minoritaires de trois provinces (Colombie-Britannique, Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve-et-Labrador) se sont renversés pour réclamer un mandat majoritaire. Dans chaque cas, ils ont réussi.

Comme l’écrivait Sun Tzu, c’est « lorsqu’on est environné de tous les dangers qu’il faut n’en redouter aucun ». M. Trudeau prend évidemment un pari en déclenchant la campagne, mais attendre aurait été encore plus périlleux pour ses intérêts électoraux.

Les libéraux entament cette campagne en position légèrement plus avantageuse qu’en 2019. Cette fois, ils sont en avance sur les conservateurs. Reste que 35 jours, c’est long… Les élections sont par nature imprévisibles.

En 2011, Jack Layton avait causé la surprise. En 2015, ce fut M. Trudeau lui-même. Et en 2019, Yves-François Blanchet s’était révélé. Qui sait qui embarrassera les prévisionnistes cette fois ?

Même si les électeurs ne voteront pas pour savoir si les élections sont pertinentes, la quatrième vague pourrait les rendre d’une humeur massacrante. Ou tout simplement les inciter à rester chez eux. Pour les libéraux, c’est une mauvaise nouvelle. Un faible taux de participation tend à avantager les conservateurs.

Comme l’a souligné le chef bloquiste, il serait dommage que la gestion quotidienne de la crise sanitaire occulte les débats de fond sur l’avenir du pays. Mais cela ne déplairait pas forcément aux libéraux.

Dimanche, le chef conservateur Erin O’Toole s’est inséré la tête dans leur piège. Sur la défensive, il a dû expliquer pourquoi il n’appuyait pas la vaccination obligatoire des employés fédéraux ou des passagers de trains et de bateaux, et pourquoi aussi il n’exigeait pas que ses candidats soient vaccinés. Des pelures de banane que les libéraux avaient aspergées d’huile avant de les lancer sous ses pieds.

Justin Trudeau a refusé de dire s’il démissionnerait – ou du moins, s’il ne finirait pas son mandat – après avoir été reconduit à la tête d’un gouvernement minoritaire. La question était trop hypothétique pour mériter une réponse officielle. Mais à tout le moins, on peut répéter une autre évidence : à chaque campagne, un premier ministre ou un chef de l’opposition officielle joue son avenir. Et pour au moins un des chefs sur la ligne de départ, l’avenir ne durera pas longtemps.