On doit au Japon, pays vers lequel tous les regards sont actuellement braqués, une foule d’inventions et de marques fortes. Parmi celles-ci, les fameux émojis que l’on utilise dans l’insouciance la plus totale pour exprimer nos émotions diverses.

En effet, c’est à Shigetaka Kurita, un designer qui travaillait dans une agence dans les années 1990, que l’on doit la naissance de ces pictogrammes aujourd’hui déclinés par centaines. Les premiers dessins de Kurita, apparus en 1998 et 1999, sont considérés comme des œuvres d’art et ont fait l’objet d’une exposition au MoMA de New York.

Mais des spécialistes affirment que l’apparition des premiers émojis aurait eu lieu quelques années plus tôt et que Kurita n’en serait pas l’unique créateur.

Cela rappelle l’épique querelle autour de l’invention de la poutine : on ne connaîtra sans doute jamais la vérité.

Peu importe, ces baromètres de notre humeur sont aujourd’hui utilisés par 90 % des gens connectés. Tous les jours, des milliards d’émojis sont échangés entre des humains qui veulent en deux secondes dire qu’ils sont hilares, tristes, fâchés ou qu’ils ont faim.

Ces détails et plein d’autres encore, je les ai appris en regardant le documentaire Émoji-nation qu’ICI Tou.tv vient de mettre en ligne. Présenté en trois parties d’environ 20 minutes, ce film nous fait découvrir ce qui se cache derrière ces petits symboles en apparence inoffensifs et au style enfantin.

L’élément le plus intéressant du documentaire tourne autour de la manière dont sont conçus les émojis qui, de simples pictogrammes, sont devenus des illustrations. Vous êtes-vous déjà demandé qui concevait ces petits dessins ? Comment naissent les concepts ? Et, surtout, qui les approuve ?

Les émojis, qui sont exploités par diverses applications et sites, sont créés et encodés par Unicode, un consortium formé de représentants des géants de la Silicon Valley et divers groupes. C’est ce comité qui décide de la nature et de la signification des nouveaux émojis qui s’ajoutent chaque année aux 3000 déjà créés. Un processus complexe et ardu accompagne ce travail.

Je vous connais bien. Je sais qu’à ce moment-ci, vous êtes en train de vous dire que c’est donc le GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft) qui contrôle la représentation de nos émotions. Il y a peut-être même des extraits du roman 1984, de George Orwell, qui vous viennent à l’esprit.

« Nous sommes en train de donner à la langue sa forme définitive, celle qu’elle aura quand plus personne n’en parlera d’autre […] Nous détruisons les mots au contraire, par dizaines, par centaines, tous les jours. Nous dégraissons la langue jusqu’à l’os », écrivait l’auteur en 1949.

Ça donne la chair de poule, n’est-ce pas ?

Votre cerveau n’a pas tort de s’attarder à ces considérations, car c’est exactement cette idée qui se trouve au cœur de ce documentaire. Évidemment, les intervenants qui font partie du consortium Unicode tentent de minimiser le pouvoir de ces géants.

Mais quand la journaliste aborde la question du lobbying qui est fait par certains groupes pour faire passer des concepts d’émojis ou quand elle souligne au passage la présence du ministère des Affaires religieuses du sultanat d’Oman au sein de ce consortium, on comprend alors que l’élaboration de ces petits bonhommes est attachée par plusieurs ficelles.

Le quotidien Die Welt affirmait récemment que de grandes entreprises avaient recours aux émojis pour faire de subtils placements de produits. Le quotidien allemand citait l’exemple de la barquette de frites qui semble clairement avoir été inspirée par celle de McDonald’s.

Alors, ces émojis représentent-ils un langage uniformisé et contrôlé qui finira par nous abrutir au fil du temps ? Serions-nous en face d’une vaste machine qui assure sa domination culturelle ? On est en droit de se poser ces questions.

Quelqu’un dit dans le documentaire que le consortium Unicode « a un pouvoir auquel l’Académie française ne saurait prétendre ». Quand l’Académie française refuse un mot, les francophones du monde entier peuvent quand même l’utiliser. Pour un émoji, c’est impossible. On doit s’en remettre au choix des comités.

Des personnes interviewées tentent de se faire rassurantes en affirmant que la montée des émojis ne marquera pas le déclin du débat public, un éloignement de l’écriture ou la disparition des médias qui offrent une profondeur d’analyse. Quelqu’un rappelle que depuis ses origines, l’être humain a toujours utilisé des dessins pour s’exprimer.

Permettez-moi d’être plus pessimiste que ces observateurs. Car on parle ici d’un langage (ce n’est évidemment pas une langue) universel clairement abêtissant et infantilisant.

En attendant, on continue de créer chaque année ces petits baromètres de nos émotions. Une soixantaine sont ajoutés chaque année dans une foule d’applications. Dans le but d’être toujours plus inclusif, Unicode a créé un émoji d’« homme enceint », qui vient de faire son apparition.

Il va rejoindre les visages de diverses couleurs qui ont remplacé ceux qui étaient tout en jaune avant 2015, ceux arborant un hijab, le drapeau trans, la goutte de sang qui symbolise les menstruations et les images de couples de même sexe.

Aujourd’hui, tous les groupes veulent leurs émojis.

La Finlande a fait pression pour avoir des « émojis nationaux ». Ainsi, on peut y voir des personnes dans un sauna.

On a profité du 17 juillet, Journée mondiale des émojis (ça ne s’invente pas), pour soumettre les nouveautés 2021-2022 au public sur le site Emojipedia, l’encyclopédie des émojis.

Le public a été invité à faire part de ses coups de cœur. Cette année, c’est le « melting face », que l’on pourrait traduire par « visage fondant », qui a obtenu le plus de votes. Il apparaîtra dans les applications le 14 septembre.

À bien y penser, l’émoji de l’année, c’est un peu comme la couleur Pantone de l’année : un symbole vide, mais réconfortant qui nous rappelle que nous menons la même vie que les autres.

Petit bonhomme qui fait la gueule ici…