J’avais très hâte de voir le film La parfaite victime, même si « hâte » n’est sans doute pas le mot approprié devant un documentaire aussi bouleversant qui parle d’agressions sexuelles.

Pour dire les choses autrement : j’ai surtout hâte que les voix des victimes soient entendues. Hâte que l’électrochoc du mouvement #moiaussi donne lieu à davantage de changements dans le système de justice.

C’est aussi ce que souhaitent Émilie Perreault et Monic Néron, avec ce film qui, aussi dur soit-il, fait œuvre utile en mettant en lumière les failles du système.

Dans la foulée de leur enquête sur Gilbert Rozon, menée avec Améli Pineda, du Devoir, et récompensée par un prix Judith-Jasmin, elles ont été inondées de témoignages de victimes d’agression sexuelle tous plus crève-cœur les uns que les autres. L’inondation a suscité chez elles une indignation qui a été le point de départ du film La parfaite victime, qui prend l’affiche le 30 juin.

Pour Émilie Perreault, la source d’indignation ne venait pas que de ses courriels. Son amie Lily, dont le témoignage est particulièrement poignant dans le film, lui a fait des confidences dans la foulée de #moiaussi. « On dînait. Je venais de finir l’enquête sur l’affaire Rozon. Et elle m’a dit : “Moi, tu sais, ça m’est arrivé quand j’étais petite.” Elle m’a raconté son histoire. Et je me disais : ça n’a pas de sens. On se connaît depuis 10 ans et on ne s’est jamais parlé de ça. On ne sait pas à quel point il y en a… »

Émilie Perreault aurait aimé pouvoir revenir en arrière et aider son amie dans le processus judiciaire qui n’a malheureusement pas abouti. Mais il était trop tard. « Le bout que j’ai pu faire, c’est de faire ce film. Lily fait partie des raisons pour lesquelles j’étais indignée. »

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Non, ce film n’est certainement pas une comédie d’été légère pour se changer les idées. C’est un film tragique et nécessaire qui rappelle que nous sommes devant un fléau qui nous concerne tous.

Rendu là, ça prend plus qu’un éveil de conscience. Ça prend aussi une volonté politique. Ça prend des gens qui vont se lever, reprendre le flambeau et s’assurer que les 190 recommandations de Rebâtir la confiance ne soient pas tablettées. Voilà des arguments supplémentaires pour provoquer ce changement-là.

Monic Néron

Même si le film braque surtout les projecteurs sur ce qui ne fonctionne pas dans le système, on y entrevoit des lueurs d’espoir. C’est notamment le cas lorsque les deux journalistes vont à la rencontre de l’ex-juge de la Cour fédérale Robin Camp, qui avait dû démissionner après avoir demandé à une victime d’agression sexuelle pourquoi elle n’avait pas serré les genoux. L’affaire avait entraîné tout un débat sur la formation des juges.

Depuis, le magistrat a fait du chemin, apprend-on. Il a notamment suivi une formation avec une psychologue spécialisée en neurobiologie du trauma qui a complètement changé sa vision des choses.

« Le juge Camp est la preuve que tu peux, avec de l’éducation, changer des mentalités, et pas juste auprès des enfants, observe Émilie Perreault. Souvent, on dit : ça va être la prochaine génération… Mais les hommes blancs de 65 ans et plus peuvent changer aussi ! »

La psychologue Lori Haskell, qui a accompagné l’ex-juge dans sa démarche, dira à ce sujet : « On ne change pas les gens en les couvrant de honte. »

C’est l’une des phrases préférées d’Émilie dans le film. « L’avenir de l’humanité réside dans cette phrase. »

Sans couvrir qui que ce soit de honte, les deux journalistes ne brossent pas pour autant un portrait fleur bleue du monde de la justice. Leur thèse, c’est que pour arriver à obtenir une condamnation, une victime doit être presque parfaite.

S’il est vrai que plus de la moitié des dossiers d’agression sexuelle qui donnent lieu à des accusations mènent à des condamnations, il semble y avoir un important effet d’entonnoir aux portes des tribunaux. « Combien de plaintes ne se rendent pas devant le juge ? », demande Monic Néron.

La réponse donnée dans La parfaite victime est troublante : la grande majorité.

À Montréal, entre 2013 et 2018, seules deux plaintes à la police sur dix en agression sexuelle se sont rendues devant un juge, selon des données compilées par les deux journalistes à la suite de demandes d’accès à l’information au Service de police de la Ville de Montréal et au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

« MSophie Gagnon [de Juripop] et d’autres intervenants nous confirment que notre impression est fondée : ça semble très difficile, la barrière de l’évaluation de la plainte. Et le fameux : “La parole seule d’une victime suffit”, ce n’est pas si vrai dans les faits. »

Avec des faits similaires et des preuves semblables, d’un district à l’autre, d’un procureur à l’autre, la décision de déposer ou non des accusations ne sera pas la même. Pour Lily, ce sera non. Pour une autre, ce sera oui. Bref, ça reste subjectif et aléatoire.

On ne dit pas qu’il n’y a pas de condamnations ni que le DPCP fait un mauvais travail. J’en ai vu à l’œuvre, des procureurs de la Couronne. Des gens dévoués, qui ont du cœur, qui n’en dorment pas la nuit… Mais de façon globale, il y a quand même de gros questionnements sur le processus d’autorisation de la plainte.

Monic Néron

Les deux journalistes ne souhaitent pas que leur film décourage des victimes de porter plainte. « Je pense encore qu’il y a du très bon dans le système et que, oui, c’est possible, dans une certaine mesure, d’obtenir justice. Par contre, l’examen de conscience est plus que nécessaire. Si on se remet en question et que l’on change des choses, il y aura encore plus de victimes qui vont porter plainte. »

Il semble toutefois que le changement ne va pas de soi pour certains acteurs du système de justice.

Pour l’avocat de la défense Patrick Davis, un tribunal spécialisé pour les victimes d’agression sexuelle serait un « fiasco ». Pourquoi ? Parce que, selon lui, ça irait à l’encontre de la loi et du droit des accusés à une défense pleine et entière – ce qui n’est pourtant pas l’objectif d’un tel tribunal.

Dans le film, on remarque que le même avocat n’hésite pas, par ailleurs, à aller à l’encontre des faits. Il prétend en souriant qu’il n’a perdu aucune cause d’agression sexuelle. Or, l’affirmation choc est erronée : une recherche non exhaustive dans le plumitif permet de trouver trois causes qui se sont soldées par des condamnations.

Lorsque j’ai demandé à MDavis de s’expliquer, il a reconnu qu’il avait « tourné les coins ronds », ayant exclu d’emblée une cause où il n’était pas l’avocat principal et d’autres qui étaient plutôt dans son esprit des dossiers de maltraitance d’enfants ou d’exploitation sexuelle. « J’aurais dû dire que j’ai gagné la majorité de mes causes d’agression sexuelle. »

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Après trois ans et demi à travailler à ce projet et à entendre des témoignages extrêmement durs, Émilie Perreault et Monic Néron ne cachent pas que la charge émotive de tout ça a été très lourde. Mais elles ne sont pas découragées pour autant.

« J’ai l’impression que plus tu en connais sur un sujet, plus tu vois les pistes de solution », dit Émilie Perreault.

Des gens de bonne volonté dans le système, il y en a plein, a-t-elle constaté.

« Le film partait vraiment d’une indignation. Mais maintenant, je me dis : on s’indigne parce qu’on a espoir. »

Espoir que, à l’instar de toutes les victimes qui ont eu le courage de parler, nous ayons collectivement le courage de changer les choses pour elles.

Regardez la bande-annonce du film