« C’est beaucoup de nuits blanches. Mais des nuits blanches qui en valent la peine. »

C’est dans ces mots que Mamadi Camara, encore hanté par le cauchemar de l’erreur judiciaire qu’il a subie, décrit sa nouvelle vie de père, depuis la naissance de ses jumeaux, le 12 mai dernier.

À 7 h, ce matin-là, Mamadi Camara est devenu deux fois papa, à 15 minutes d’intervalle. D’abord, d’un garçon adorable nommé Mohamed. Puis d’une fille, tout aussi adorable, nommée Nafina.

Ce grand bonheur multiplié par deux n’efface pas le traumatisme terrible que cet étudiant à Polytechnique de 32 ans sans reproche a subi en février dernier.

L’homme d’origine guinéenne a été arrêté par erreur par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), traité comme le pire des criminels, emprisonné pendant six jours et cinq nuits, accusé à tort d’un crime qu’il n’avait pas commis avant d’être disculpé et de recevoir les excuses du chef de police.

« Ça n’efface vraiment pas, non », me dit le jeune père. Mais disons que deux nouveau-nés à bercer, à nourrir et à aimer, ça remplit une vie de jeunes parents.

« Ça nous permet d’être très occupés. Pas forcément d’oublier ce qui s’est passé. Mais avec ces enfants, on a quelque chose devant nous qu’on regarde et qui nous réconforte un peu plus. »

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J’ai eu le bonheur de rencontrer Mamadi Camara et sa petite famille chez lui, à la veille de sa première fête des Pères.

À mon arrivée, Nafina et Mohamed dormaient à poings fermés. Les bras au-dessus de la tête, comme pour faire la vague, chacun dans son berceau, dans le salon du petit quatre et demie de Parc-Extension où se relaient jour et nuit leurs parents épuisés. Ils n’ont que 5 semaines, mais ce sont eux qui dictent tout.

Ils sont synchronisés ? Pas exactement, non. Ils boivent toutes les deux heures au maximum, 12 fois par jour au minimum. Parfois, toutes les 30 minutes, de façon décalée, en suivant leurs propres fuseaux horaires.

Nafina est plus calme et sage. Mohamed a plus de caractère, surtout la nuit. « La nuit, c’est le matin pour lui… »

Malgré une naissance prématurée qui faisait suite à une grossesse à risque dans des conditions extrêmement stressantes, la maman, Saran, préposée aux bénéficiaires, et les bébés se portent bien.

Quant à Mamadi Camara, je n’ai su qu’au moment d’arriver chez lui qu’il avait subi une intervention chirurgicale la veille – sans lien avec l’erreur judiciaire subie.

« Vous auriez dû me le dire…

— C’est une chirurgie d’un jour. Je pensais que ça irait aujourd’hui. »

Mamadi Camara est un homme de parole résilient. Même s’il avait mal, il n’a pas voulu annuler notre rendez-vous.

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Il avait déjà vu des naissances dans des films. Mais le vivre, c’est autre chose, raconte-t-il, une lueur dans les yeux. « L’émotion était très forte. »

Au sentiment de joie immense qui l’habitait se mêlait une certaine inquiétude, puisque les bébés sont arrivés plus tôt que prévu.

Il a été rassuré par les bons soins prodigués par l’équipe du CHU Sainte-Justine. « Je les remercie vraiment. Ils se sont vraiment occupés d’eux et ça m’a réconforté. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Mamadi Camara souhaite que ses enfants aient une bonne éducation. Qu’ils changent le monde à leur façon. Qu’ils soient en santé. Qu’ils soient libres.

Hospitalisés en néonatalogie durant trois semaines, les jumeaux ont pu avoir leur congé début juin.

Ce que le jeune père espère pour eux ?

Qu’ils aient une bonne éducation. Qu’ils aient des valeurs de respect. Qu’ils changent le monde à leur façon. Qu’ils soient en santé. Qu’ils soient libres. « Quand je suis allé en prison, j’ai réalisé que la liberté, c’était encore plus important que la santé. Parce que si tu n’es pas libre, même en santé, tu ne peux rien faire. »

En prison, alors qu’il ne cessait de clamer son innocence, Mamadi Camara a eu très peur que la vérité ne triomphe pas. Il pensait sans cesse à sa conjointe enceinte.

L’inspecteur me disait que si je ne disais pas la vérité – celle qu’il voulait entendre –, j’allais passer le reste de ma vie en prison. On me disait : “T’auras pas la chance de voir tes enfants.” J’avais peur même si je savais que j’étais innocent.

Mamadi Camara

Sa conjointe Saran, folle d’inquiétude, n’a pas réussi à lui parler de vive voix pendant qu’il était détenu. Elle lui a fait parvenir des messages par l’entremise de son avocat. « Reste fort. Je pense à toi. Je t’aime. Je te crois à 100 %. Tu me manques. »

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Après le cauchemar qu’il a vécu, Mamadi Camara ne cache pas qu’il s’inquiète pour ses enfants. Dans quel monde vont-ils grandir ? Seront-ils, comme il l’a été, victimes de profilage racial, traités différemment à cause de la couleur de leur peau ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le 28 janvier dernier, le policier Sanjay Vig a été blessé par balles sur le boulevard Crémazie. C’est alors que « Mamadi Camara a été arrêté par erreur par le SPVM, puis traité comme le pire des criminels », rappelle notre chroniqueuse.

« C’est inquiétant pas juste pour eux, mais pour toute la population racisée. Si une personne racisée a peur d’aller où elle veut, ce n’est pas bon. J’espère qu’on corrigera le tir, que ce ne sera pas comme aux États-Unis… »

Il redoute le jour où il devra raconter ce qu’il a vécu à ses enfants.

« Les écrits restent. Alors il va falloir trouver un moyen de leur expliquer. Parce qu’ils sauront d’une manière ou d’une autre… »

Au moment où ils sauront, il aimerait bien leur raconter que cette histoire-là, aussi tragique soit-elle, aura permis de changer les choses pour eux.

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Plus de quatre mois après avoir été emprisonné par erreur, Mamadi Camara garde de lourdes séquelles de l’énorme traumatisme qu’il a subi. Il a des flashbacks. « Quand je sors, quand je vois des policiers, je suis sur mes gardes. Ça a affecté ma confiance à l’endroit des policiers. »

Les nouvelles de son arrestation ont circulé jusque dans son pays d’origine.

Sa mère, institutrice à la retraite en Guinée, s’est fait du mauvais sang pour lui. « Même à mon âge, ma maman me demande toujours si j’ai bien mangé ! Elle me prend encore pour un bébé. Alors avec une affaire comme ça, vous pouvez imaginer à quel point elle était inquiète. Elle ne peut pas passer un jour sans m’appeler au moins cinq fois. »

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Dans le meilleur des scénarios, Mamadi Camara, soutenu par ses avocats, espère en arriver à un règlement avec la Ville de Montréal.

Ses avocats se préparent à déposer une poursuite, me dit MVirginie Dufresne-Lemire. « On espère un règlement parce que le coût émotionnel d’une poursuite n’est pas négligeable. Mais étant donné la gravité des fautes, M. Camara a l’intention de faire valoir ses droits en cas de non-règlement. »

Au-delà de l’indemnisation financière, il faudra faire en sorte qu’il y ait des changements structurels au SPVM, et pas uniquement la mise sur pied de formations pour lutter contre le profilage. Il faudra notamment être plus sévère quand des erreurs graves sont commises afin que cela ne se reproduise plus.

Même s’il a été disculpé, Mamadi Camara ne peut s’empêcher de penser que dans l’esprit de certaines personnes, il y a un doute qui subsiste quant à son innocence. Il craint de devoir encore se justifier. Et cette crainte est très lourde à porter.

À travers tout ça, le jeune papa a été très ému par le magnifique élan de solidarité que son histoire a entraîné. Des gens lui ont envoyé des messages de soutien. Certains ont amassé des fonds. De purs inconnus, de toutes les origines, ont offert à la famille de l’aide et des cadeaux. Des soignants du CHUM ont été d’une aide inestimable. Des élèves innus de Mashteuiatsh, impressionnés par son courage et sa résilience, ont tenu à le rencontrer et lui ont offert des capteurs de rêves.

« Ils me disaient qu’eux vivent ça presque quotidiennement. Je les ai encouragés à ne pas abandonner. »

Pour tout ça, Mamadi Camara se sent très reconnaissant, même s’il sait que son voyage au bout de la nuit est loin d’être terminé.

« Je ne cesserai jamais de remercier les gens pour l’élan de solidarité qui s’est enclenché. »

Signe que même à travers les nuits les plus noires, il reste de la beauté.