« Cela a commencé par des mots. »

C’était le slogan d’une puissante campagne éducative lancée en avril dans laquelle des survivants de l’Holocauste réfléchissaient à ce qui avait pu mener à une telle tragédie. Ils ne pouvaient pas imaginer que les mots antisémites de leurs voisins, de leurs enseignants, de leurs collègues, pourraient se muer un jour en extrémisme meurtrier. Un jour, ils ont subi du racisme « ordinaire », ont vu des gens devant leur commerce dire « N’achetez pas chez un juif ». Quelque temps après, ils ont réalisé qu’ils étaient dans un monde qui estimait qu’ils ne méritaient pas de vivre.

Inquiets de la montée de l’antisémitisme en ligne durant la pandémie, ces survivants montraient que la haine de l’Autre, même quand elle ne se manifeste « que » par des mots, n’est jamais à prendre à la légère. Car c’est d’abord avec des mots que l’on déshumanise des gens. C’est d’abord avec des mots que l’on construit des boucs émissaires, que l’on divise la société en « Eux » et « Nous ». Les mots sont les briques de l’édifice de la haine1.

Je repensais à cette campagne en réfléchissant aux liens entre la haine qui se déchaîne dans le monde virtuel et celle du monde réel, dans la foulée de l’attentat islamophobe de London, en Ontario.

« Quand les gens se permettent d’être racistes derrière leur écran, c’est une chose. Mais qu’ils tuent parce que nous sommes musulmans, ça fait peur », a dit un résidant de London, en état de choc, à ma collègue Mayssa Ferah2.

On a tendance à voir le virtuel et le réel comme deux mondes séparés. Mais c’est malheureusement le même monde inquiétant.

On aimerait penser que ce qui se dit dans le monde virtuel n’a que peu d’emprise sur le monde réel. Que ce qui se passe dans les sous-sols les plus obscurs du web y reste.

Le fait est que des bas-fonds hideux du web à la violence hors ligne, il y a de plus en plus d’escaliers. Il y a une escalade. Aux États-Unis, une étude a même montré que les villes où certains types de tweets racistes sont plus fréquents sont – ô surprise ! – celles où on rapporte aussi un plus grand nombre de crimes haineux3.

Là aussi, ça commence toujours par des mots. D’où l’importance de ne jamais banaliser ces discours. D’où l’intérêt de mettre au pas les entreprises pour qui cette haine est un fonds de commerce, comme tente de le faire le gouvernement Trudeau avec son projet de loi C-10.

Car si ça commence par des mots, ça peut finir – du moins en partie – avec des lois. Ou ça ne finira pas.

* * *

J’ai été troublée par certains des commentaires reçus à la suite de ma chronique sur l’attentat antimusulman de London4.

« Portaient-ils des signes qui les identifiaient ? Si oui, pourquoi porter des signes ostentatoires qui nous identifient immédiatement comme cibles ? », demande une lectrice, en faisant référence aux quatre membres de la même famille canado-pakistanaise tués dans l’attentat.

Tout en condamnant l’attentat et en précisant que chacun devrait être libre de porter ce qu’il veut, elle ajoute : « Ces gens seraient encore vivants s’ils ne portaient pas leurs signes religieux comme des drapeaux. »

Son propos faisait écho à d’autres commentaires semblables de gens qui m’ont semblé aussi embrouillés que ceux qui établissent un lien de cause à effet entre la loi 21 au Québec et un attentat islamophobe en Ontario.

Pour moi, la question fondamentale à se poser n’est pas « Pourquoi portaient-ils des signes ostentatoires ? », mais bien « Comment un homme peut-il se sentir autorisé à tuer des concitoyens parce qu’ils sont musulmans ? »

Dire en même temps que ces gens avaient le droit de porter ce qu’ils voulaient, mais n’auraient pas dû s’ils tenaient à la vie, c’est comme dire à une femme qui s’est fait violer qu’elle l’a cherché parce qu’elle portait une jupe. C’est rejeter la faute sur la victime plutôt que sur l’auteur du crime.

Cette même logique tordue m’a frappée récemment en lisant les réactions à une chronique portant sur la haine en ligne, qui cible de façon disproportionnée les femmes journalistes et les politiciennes – et de façon plus disproportionnée encore celles qui sont issues de minorités ethniques ou religieuses5.

Plusieurs m’ont offert leur truc pour échapper à cette violence : vous n’avez qu’à ne pas fréquenter les réseaux sociaux !

Là encore, il me semble que c’est un peu comme conseiller à des femmes de ne plus marcher dans la rue si elles ne veulent pas se faire harceler ou agresser. Loin d’être une solution, c’est un symptôme du problème.

* * *

En parlant de racisme ordinaire…

Un lecteur m’a envoyé la fiche d’une maison à vendre. Non pas pour me suggérer de déménager. Mais parce que l’annonce l’a fait sursauter.

« C’est dans un quartier familial homogène que vous trouverez cette propriété de bon goût de 5 chambres ! Son aire ouverte et ses plafonds de 9 pieds sauront vous charmer. Vous y trouverez une belle luminosité, beaucoup de rangement… »

« Quartier familial homogène »… C’est peut-être moins frontal comme formule que « pas de juifs », « pas de musulmans » ou « pas de Noirs ». Mais quand on parle de normaliser le racisme ordinaire, c’est un bon exemple.

Préférer un quartier homogène, c’est une chose. C’est triste, mais ça ne me surprend pas, malheureusement. L’écrire comme si de rien n’était, comme un argument de vente, c’en est une autre. Ça veut dire que la courtière en immobilier trouve ça tout à fait normal.

Un plafond de neuf pieds, un quartier homogène, une belle luminosité… Et beaucoup de rangement pour ce racisme ordinaire qui lui passe dix pieds par-dessus la tête.

1. Consultez le site de la campagne (en anglais) 2. Lisez l’article « Veillée à la mosquée de London : “Il y a un avant et un après” » 3. Consultez l’étude (en anglais) 4. Lisez la chronique « La haine et l’orphelin » 5. Lisez la chronique « Elles n’en peuvent plus »