En 2004, une adolescente a dénoncé des agressions sexuelles par le père d’une famille d’accueil de la DPJ. Elle n’a pas été crue et la Protection de la jeunesse a continué à y envoyer des jeunes vulnérables jusqu’en 2021. Résultat : non seulement l’homme a fait d’autres victimes, mais une culture du viol s’est instaurée dans la maison, où des mineurs s’agressaient entre eux et où deux autres adultes sont accusés d’avoir commis des sévices.

Il aura fallu la dénonciation d’une autre jeune résidante, cette fois en 2021, pour que la Protection de la jeunesse agisse. Une enquête de La Presse révèle six victimes et huit agresseurs et présumés agresseurs, dont trois hommes adultes, sur une période de 16 ans, dans cette famille d’accueil de Québec où ont été hébergés près de 70 enfants et adolescents.

« Elle était où, la DPJ ? Personne n’a rien vu ? Ma fille, elle va être marquée jusqu’à la fin de ses jours », confie en entrevue la mère de cette victime.

Une victime ignorée

Catherine* avait 12 ans quand elle s’est installée chez Éric Jean et sa conjointe, en 2004. Elle n’était pas une enfant de la DPJ. Ses parents, des voisins du couple à Val-Bélair, se séparaient et la jeune adolescente souhaitait continuer à fréquenter son école. Comme ils agissaient déjà comme famille d’accueil pour plusieurs autres jeunes, M. Jean et sa conjointe ont accepté de la prendre.

Le récit des agressions qu’elle a subies a passé le test des tribunaux. Éric Jean a plaidé coupable en 2023 de plusieurs crimes sexuels à son endroit et celui d’une autre victime. L’audience avait fait la manchette. Nous avons eu accès au récit conjoint des faits déposé en cour, signé par Éric Jean.

Un soir, M. Jean lui a offert un café à la vanille française dans lequel il avait ajouté des somnifères. Quand Catherine s’est réveillée, en pleine nuit, elle était nue sur le divan-lit du sous-sol, assommée et confuse.

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Éric Jean au palais de justice de Québec le 6 novembre 2023

Dans les semaines suivantes, M. Jean lui a proposé de l’accompagner chez le frère de sa conjointe. En route, il s’est arrêté chez Tim Hortons et a commandé un café à la vanille française. Elle l’a bu, puis elle a perdu la carte. Mais des flashs de ce qui s’est produit ensuite l’habitent encore. L’homme qui lève son chandail en conduisant. Lui qui la pénètre et le beau-frère qui l’aurait agressée. Ce dernier, David Hudon, a été accusé en 2023 pour cet évènement.

Selon le résumé des faits, de retour à Val-Bélair, Catherine se confie au frère d’Éric Jean. Elle ne comprend pas bien ce qui lui arrive.

Plutôt que d’appeler la police, il lui suggère de ne plus boire les cafés que lui offre Éric Jean. Ce qu’elle fait. C’est donc complètement lucide qu’elle subira une troisième agression, une relation sexuelle complète dans le sous-sol de la maison.

Un matin, avant de partir pour l’école, la préadolescente prend son courage à deux mains. Elle se rend dans la cuisine et raconte à sa mère d’accueil qu’Éric l’a violée. Cette dernière ne la croit pas, révèlent les documents judiciaires.

Catherine se rappelle que trois témoins étaient présents ce jour-là : Éric et deux amis du couple. Son souvenir a été confirmé à La Presse par deux personnes qui avaient été mises au fait de l’évènement à l’époque où il est survenu. Aucun des témoins n’a contacté la police.

« [La conjointe de M. Jean] m’a dit d’aller à l’école, qu’on en reparlerait plus tard », raconte la victime, aujourd’hui adulte, en entrevue avec La Presse.

Elle ne retournera jamais chez Éric Jean.

Ce sont plutôt des intervenants de la DPJ qui sont allés la chercher à l’école. « J’étais dans mon cours de français. Ils ont fouillé mon casier. L’humiliation totale », raconte la victime.

Selon son récit, c’est la mère de la famille d’accueil qui avait demandé à la DPJ de la prendre en charge. « Elle leur a dit que j’avais des problèmes de comportement et que je consommais de la drogue. »

Catherine se souvient qu’elle a été amenée au centre jeunesse Le Gouvernail, à Québec. Elle affirme avoir dit à deux intervenantes de la DPJ qu’elle avait été violée par Éric Jean. Cette fois encore, elle n’a pas été crue.

Il n’existerait aucune trace écrite de son passage à la DPJ, mais sa dénonciation a été corroborée par plusieurs personnes de son entourage à qui elle en a parlé au fil des ans. D’abord par son père, qui est allé la chercher en 2004 au centre jeunesse. « Ils m’ont convoqué pour me dire que ma fille avait fait quelque chose de grave. Ils ne voulaient pas me dire ce qu’elle avait fait », se souvient-il.

Puis par sa sœur, à qui elle en a parlé plusieurs fois dans les 10 dernières années, et à qui elle a toujours raconté la même histoire. Enfin par sa meilleure amie, à qui elle a commencé à se confier environ à la même époque.

Pour Catherine, les agressions, mais aussi le fait de ne pas avoir été crue, ont été catastrophiques. « Ça m’a démolie. Ça m’a pris beaucoup de temps à m’en remettre. J’ai eu une adolescence très difficile. J’ai lâché l’école. Ça a fucké toutes mes relations. Ça m’a causé des crises de panique. »

Au moins cinq autres victimes

Ce qu’elle ne savait pas jusqu’à récemment, c’est qu’elle n’était pas la seule victime. Après son départ de la famille d’accueil, au moins cinq autres mineurs auraient été soumis à des sévices sexuels, de la part d’Éric Jean, mais aussi d’autres présumés agresseurs, révèle notre enquête.

En mai 2021, une adolescente de 15 ans, que nous appellerons Jade, a dénoncé à la police de multiples agressions commises par Éric Jean.

Les agressions ont commencé alors qu’elle n’avait que 9 ans et ont duré pendant près de six ans (voir autre texte).

Jusqu’à sa dénonciation, la famille d’accueil était considérée comme un milieu « excellent », où les intervenants étaient très enclins à envoyer des jeunes, notamment à cause du lien d’attachement très fort qu’ils développaient avec leurs parents d’accueil.

Catherine s’est jointe à la plainte, et c’est dans ce dossier que l’homme a plaidé coupable, en novembre 2023, d’avoir abusé des deux victimes. À partir de là, les choses ont déboulé.

Le fils d’Éric Jean, Chrystopher Jean, a lui aussi été accusé d’un crime sexuel contre Jade alors qu’il était tout juste majeur. Il attend son procès.

Le beau-frère d’Éric Jean, David Hudon, aura également un procès, cette fois pour la présumée agression qu’il aurait commise sur Catherine en 2004. Toutes ces années, il avait continué d’avoir accès aux jeunes vulnérables qui vivaient chez sa sœur.

L’horreur qui a été révélée au tribunal dans le cadre de ces dossiers ne serait que la pointe de l’iceberg.

Les policiers de la Ville de Québec ont identifié une autre victime présumée d’Éric Jean : une jeune qui avait elle aussi été placée dans cette maison par la Protection de la jeunesse et qui est maintenant adulte. Son dossier n’est actuellement pas devant le tribunal.

Une quatrième femme, qui était dans l’entourage de la famille, a aussi affirmé à La Presse avoir été agressée par M. Jean à l’adolescence. Son témoignage a été corroboré par un de ses proches, mais elle n’a pas porté plainte aux policiers.

À ces quatre victimes présumées s’en ajoutent deux autres, des garçons, qui auraient été agressés par d’autres jeunes placés dans la ressource, selon deux sources du réseau de la santé et des services sociaux qui ne sont pas autorisées à parler aux médias. « Les jeunes s’agressaient entre eux », résume une de ces sources.

En tout, cinq mineurs ayant vécu dans cette maison ont été identifiés comme de présumés agresseurs par la DPJ, selon nos sources. Un de ces adolescents a été accusé de crimes sexuels à l’endroit de Jade devant le tribunal de la jeunesse. Son identité est protégée par la loi.

« La DPJ me reproche de ne pas leur faire confiance, mais ils ont scrappé ma fille », rage la mère de Jade. « Ce que je me demande, c’est pourquoi ils n’ont pas fermé la ressource [il y a 20 ans]. »

Catherine, elle, vit encore avec beaucoup de colère. Et de la culpabilité. De ne pas avoir continué à dénoncer. « Mais quand je l’ai dit, je me suis fait enfermer. Alors je n’en ai plus parlé », raconte-t-elle.

Elle a demandé, par l’entremise de la loi d’accès aux documents personnels, son dossier à la DPJ pour prouver qu’elle avait dénoncé. On lui a répondu qu’il n’y avait rien. Le dossier a probablement été détruit après cinq ans, conformément à ce que dictait la Loi sur la protection de la jeunesse avant 2022.

Questionné par La Presse, le CIUSSS de la Capitale-Nationale affirme n’avoir été informé pour la première fois qu’en mai 2021 « d’éléments concernant des agressions sexuelles qui auraient été commises dans ce milieu d’accueil ».

« Un premier signalement est alors retenu et une série de vérifications et d’actions sont réalisées, dont une enquête exhaustive auprès des enfants hébergés dans ce milieu et qui auraient pu aussi être victimes d’abus sexuels », indique la porte-parole Mélanie Otis. Elle indique ne pas pouvoir faire part des conclusions de cette enquête interne.

« En raison des procédures judiciaires en cours et à venir, il n’est pas possible de transmettre d’autres informations concernant cette situation. »

L’avocate Valérie Assouline, qui représente Jade et Catherine, s’apprête à déposer une poursuite contre le CIUSSS de la Capitale-Nationale « au nom des jeunes qui ont été abusés dans ce milieu », dit-elle. « La DPJ est responsable. »

* La loi nous interdit d’identifier les victimes par leur nom réel.

Avec la collaboration de Daniel Renaud et de Gabriel Béland, La Presse