Une série qui vous présente, tout au cours de l’année, des personnes ou des organismes qui pallient les défaillances de nos réseaux publics.

Elles avaient un couvent, un monastère, un immense terrain en bord de rivière. Leurs deux communautés religieuses étaient vieillissantes. Après cinq ans de démarches qui les ont menées jusqu’au Vatican, la détermination de ces religieuses a changé la vie de dizaines de personnes âgées démunies de Joliette. Et elles ont inventé au passage – sur fond de crise du logement – une formule révolutionnaire d’hébergement pour aînés. Un véritable laboratoire qui pourrait faire des petits partout au Québec.

Le rêve fou d’une religieuse

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La résidence Pax Habitat de Joliette est un ancien monastère reconverti en OBNL, dont une bonne partie de la clientèle est à faible revenu. Une garderie est aussi installée sur le site.

« La journée où la réponse est arrivée, j’ai pleuré. Il ne pouvait pas m’arriver quelque chose de plus beau que ça : je vais finir ma vie heureuse. »

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Les moniales bénédictines dans leurs nouveaux quartiers, à Pax Habitat. On leur a aménagé une petite chapelle.

Quand Chantal Jalette, 72 ans, raconte le processus qui l’a amenée à Pax Habitat, un complexe d’habitation de 102 logements pour aînés inauguré en avril à Joliette, elle a encore la larme à l’œil.

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Chantal Jalette, résidante de Pax Habitat

C’est qu’il y a quelques mois à peine, la secrétaire à la retraite se trouvait dans une situation pour le moins précaire. Elle allait être évincée de l’immeuble où elle vivait depuis 23 ans. Les résidences privées pour aînés de Joliette étaient bien trop chères pour son petit revenu. Les logements sont rares à Joliette, qui est l’une des 14 villes québécoises où le taux d’inoccupation est le plus bas, sous la barre du 1 %. Bref, Mme Jalette cherchait désespérément à se loger.

Puis on lui a parlé du projet Pax Habitat.

Les moniales bénédictines – des religieuses semi-cloîtrées – et les sœurs des Saints Cœurs de Jésus et de Marie s’étaient unies pour transformer leurs deux édifices, un monastère et un couvent, ainsi que l’immense terrain des moniales, en un projet novateur d’hébergement pour aînés. Le site allait héberger les 54 religieuses. Mais il y avait une cinquantaine de logements disponibles pour le public. Et on privilégiait les aînés à revenu faible ou modeste.

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La maison Humania, qui compte 35 places, est l’équivalent du CHLSD dans le complexe Pax Habitat.

On faisait une promesse aux résidants : ils n’auraient plus jamais à déménager, même si leur autonomie déclinait. Les logements sont en effet assortis de services à domicile adaptés à l’état de santé de chaque résidant. Ultimement, les résidants les moins autonomes peuvent eux aussi demeurer sur place, puisqu’on y retrouve un bâtiment distinct, la maison Humania, où on retrouve 35 places équipées au niveau d’un CHSLD.

Sortir du moule

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Le site tire son nom des inscriptions latines qui figurent sur la devanture de la maison Amélie Fristel, qui a hébergé les sœurs des Saints Cœurs.

Tout cela grâce à la détermination de fer d’une femme : sœur Hectorine Boudreau, responsable régionale de la Congrégation des sœurs des Saints Cœurs de Jésus et de Marie. Depuis des années, sœur Hectorine était préoccupée par l’avenir de sa communauté. « On ne voulait plus être propriétaires ni gestionnaires » de la maison Amélie Fristel, qui a toujours hébergé les religieuses, explique-t-elle. Elles n’étaient plus qu’une cinquantaine. Moyenne d’âge : 86 ans.

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Mère Hélène Perreault, abbesse des Moniales bénédictines

L’abbesse des Moniales bénédictines de Joliette, mère Hélène Perreault, était dans le même genre de réflexion. Il ne restait plus que 13 moniales pour entretenir l’immense monastère de quatre étages et l’énorme terrain – l’équivalent de la moitié du parc La Fontaine – qui se déploie au bord de la rivière L’Assomption. « Il fallait quitter le monastère. Mais comment ? On voulait rester à Joliette », explique mère Hélène, 78 ans. Elle en a parlé à sœur Hectorine, qui a « allumé » tout de suite, relate l’abbesse.

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Sœur Hectorine Boudreau, responsable régionale de la Congrégation des sœurs des Saints Cœurs de Jésus et de Marie, est l’idéatrice du projet Pax Habitat.

Pourquoi ne pas combiner les actifs des deux communautés et bâtir une résidence qui pourrait non seulement servir aux religieuses, mais aussi aux citoyens ? s’est dit sœur Hectorine. L’idée de Pax Habitat venait de naître.

Le projet était en parfaite conformité avec la mission des sœurs des Saints Cœurs, qui ont toujours été profondément impliquées dans les communautés, que ce soit au Québec ou en Afrique.

Le saut était cependant gigantesque pour les moniales, des religieuses semi-cloîtrées, donc presque sans contact avec l’extérieur. Sur leur énorme terrain, elles vivaient pratiquement en autarcie, de leurs récoltes et de leurs animaux, en priant sept fois par jour. « On a décidé d’emboîter le pas, résume mère Hélène. Si saint Benoît vivait aujourd’hui, il aurait probablement un cellulaire ! »

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Jean Beaudoin, président du C. A. de Pax Habitat

Pour réaliser ce rêve fou, sœur Hectorine s’est rapidement adjoint des gens de calibre. Jean Beaudoin, qui a travaillé toute sa vie chez Desjardins, comme président du C. A. Jean Robitaille, expert en projets d’économie sociale, comme conseiller stratégique. La religieuse a rassemblé une pléthore de gens issus de plusieurs milieux au C. A. Il y a eu des groupes de discussion avec des aînés pour faire surgir des idées nouvelles.

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Jean Robitaille a été le conseiller stratégique des sœurs des Saints Cœurs dans toute l’aventure Pax Habitat.

« On a toujours été très sensibles à la solitude des aînés […], mais on en a encore davantage pris conscience avec ce projet », explique sœur Hectorine. « Il fallait que ce soit un projet gagnant-gagnant, pour les citoyens et pour les religieuses », ajoute Jean Robitaille.

Direction : le Vatican

Première étape pour concrétiser leur grand plan : le Vatican. Le terrain et le monastère appartenant aux moniales bénédictines devaient en effet être cédés par les plus hautes autorités ecclésiastiques. « Disons que c’était la première fois de ma vie que je préparais un document pour qu’il soit signé par le pape », dit en rigolant Jean Robitaille. L’évêque de Joliette a obtenu l’autorisation canonique.

Mais sœur Hectorine et ses partenaires n’étaient pas au bout de leurs peines. Au CISSS local, à la Société d’habitation du Québec, leur projet, qui combinait habitation et soins à domicile, n’entrait dans aucune case. « Les obstacles administratifs ont été importants. Il a fallu ouvrir des portes », résume sobrement sœur Hectorine. Et la COVID-19 s’est mise de la partie, compliquant les réunions, ralentissant les travaux… et faisant décupler leur coût. Il a fallu cinq ans pour mener le projet à bien. « On savait qu’on s’embarquait dans un marathon… et on a plongé dans le vide une couple de fois ! », dit Jean Beaudoin.

Le résultat en valait la peine. Présente lors de l’inauguration, la ministre des Aînés, Sonia Bélanger, a dit en entrevue avec La Presse être « impressionnée » par le projet.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Sonia Bélanger, ministre des Aînés

C’est une initiative qui m’interpelle grandement. Quel beau modèle inspirant ! On va devoir le regarder de près, car oui, ça pourrait être reproduit ailleurs.

Sonia Bélanger, ministre des Aînés

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Isabelle Comiré, directrice générale du projet Pax Habitat

Comme Chantal Jalette, 500 aînés de la région ont « posé leur candidature » pour obtenir une place. Une centaine ont passé une entrevue. On en a choisi 60. « On voulait s’assurer qu’ils aient les mêmes valeurs, que ce soient des gens bienveillants, qui veulent aider », explique Isabelle Comiré, directrice générale chez Pax Habitat.

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Jocelyne Foucher, 72 ans, dans son appartement à Pax Habitat.

Jocelyne Foucher, 72 ans, est l’une des personnes qui ont obtenu une place. La coiffeuse à la retraite, qui a eu une vie marquée par la violence familiale et conjugale, souffre depuis des années d’arthrite aiguë. Ses mains tordues par la maladie la font souffrir constamment. « La vie a été un tsunami pour moi », résume-t-elle. À Pax Habitat, elle vit dans un trois et demie, pour lequel elle ne paie que 25 % du loyer.

« Ma place ici, c’est l’équivalent d’un miracle. Je suis au paradis. »

Pax Habitat, c’est :

  • 102 logements pour aînés, dont 25 où le loyer est limité à 25 % du revenu du locataire
  • 120 locataires au total, 54 religieuses, 66 laïcs
  • 35 places à la Maison Humania, avec des services de niveau CHSLD
  • Loyers : entre 660 $ pour un studio et 1390 $ pour un quatre et demie, chauffage et climatisation inclus. Les locataires ont aussi accès au crédit d’impôt pour maintien à domicile, ce qui réduit le loyer mensuel.
  • Un CPE accueillant 70 enfants

Comment le projet est-il financé ?

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La résidence Pax Habitat de Joliette

Coûts de réalisation : 43 millions, soit en moyenne 350 000 $ par porte

  • 22 millions de la SCHL (5 millions en subvention et prêt hypothécaire de 17 millions)
  • 5 millions de la Société d’habitation du Québec
  • 14,5 millions de la Congrégation des sœurs des Saints Cœurs (7 millions en don et 7,5 millions en prêt)
  • 1 million de la Ville de Joliette, qui devient propriétaire de l’immense parc de l’abbaye Notre-Dame-de-la-Paix appartenant aux moniales
  • 135 000 $ du ministère de la Famille pour l’ouverture d’un CPE sur le site

Taux d’inoccupation des logements à Joliette

  • 2018 : 1,7 %
  • 2019 : 1,3 %
  • 2020 : 0,4 %
  • 2021 : 0,5 %
  • 2022 : 0,9 %

Source : Société canadienne d’hypothèque et de logement

Le contraire d’un ghetto pour aînés

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C’est l’heure du dîner à Pax Habitat.

« Pax Habitat, c’est une solution de rechange aux schèmes qu’on nous a imposés depuis des années en matière d’hébergement pour aînés. C’est une façon différente de voir le vieillissement. »

Brigitte Rhéaume sait de quoi elle parle. Elle dirige la Table de concertation pour les aînés de Lanaudière. Elle fait aussi partie du conseil d’administration de Pax Habitat. Pour elle, le projet est extrêmement porteur parce qu’il est le contraire du ghetto pour aînés qu’on impose souvent aux personnes âgées au Québec.

J’ai peur de vieillir dans le système actuel. C’est pour cela que ce genre de projet me parle. C’est l’espoir d’un autre modèle.

Brigitte Rhéaume, directrice de la Table de concertation pour les aînés de Lanaudière et membre du conseil d’administration de Pax Habitat

Au Québec, l’aîné qui désire rester chez lui doit souvent se battre pour obtenir des services à domicile. Résultat : il aboutit souvent dans une résidence pour aînés, parfois très chère, où on ne peut plus s’occuper de lui après un certain stade dans la perte d’autonomie. Et ensuite, c’est le CHSLD.

Or, les gens âgés veulent continuer à faire partie d’une communauté, de la vie, plaide Brigitte Rhéaume. C’est ce que le projet Pax leur offre.

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Le site héberge également un CPE de 70 places.

À Pax, il y a un CPE de 70 places. Les échanges sont encouragés entre les deux clientèles. Il y a des gens complètement autonomes, qui conduisent leur voiture. À l’inverse, on y retrouve aussi des gens très âgés, dont l’autonomie est fortement compromise. La plus vieille résidante a 104 ans. « On a une mixité de clientèle, et les différents profils de clients se stimulent l’un et l’autre », souligne la directrice générale, Isabelle Comiré.

Les résidants doivent apporter leur contribution pour la collectivité. Ils doivent « donner » au moins 90 minutes de leur temps par semaine, et s’engager à dîner à la cafétéria chaque jour, afin de maintenir une vie communautaire.

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Les résidants doivent tous accomplir des tâches au bénéfice de la communauté.

Sœur Jeannine Coderre, 91 ans, clouée à un fauteuil roulant, doutait de pouvoir être utile à son arrivée à Pax. Elle a finalement proposé d’épousseter hebdomadairement les rampes de soutien qui courent le long des murs. « Ça rend service ! » En retour, certains des résidants pourraient s’engager à pousser le fauteuil roulant de sœur Jeannine pour une petite balade le long de la rivière.

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Sœur Cécile Beaudry, résidante de la maison Humania, la partie CHSLD du projet Pax Habitat

Même les gens qui résident dans la Maison Humania, l’équivalent du CHSLD, ont un cadre de vie hors du commun, notamment inspiré de ce qui se fait au Danemark.

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Dîner à la maison Humania, la partie CHSLD du projet Pax Habitat

J’ai travaillé 40 ans en CHSLD. Je n’ai jamais vu ça, un endroit où quand on sort de la chambre, il y a de la lumière. Qu’on n’est pas face à un mur.

Martine Baril, directrice des soins de Pax Habitat

Mme Baril est sortie de sa retraite pour diriger le projet Pax. Les chambres sont en effet regroupées autour d’un jardin intérieur, où les gens atteints de démence peuvent circuler librement… et jardiner.

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Vue de l’intérieur de la chapelle du monastère des moniales bénédictines, qui sera complètement reconverti

Des résidants donnent des cours, organisent des activités, des sorties. Le monastère et la maison Amélie Fristel, tout près, accueilleront bientôt des groupes communautaires, des élèves en musique du cégep qui viendront donner des concerts sur l’imposant orgue du monastère. Des mariages, des fêtes pourront y être organisés dans la grande salle commune.

À l’heure où bien des communautés religieuses au Québec font face au vieillissement, Brigitte Rhéaume croit que le modèle Pax gagnerait à être reproduit ailleurs. « Quoi de mieux pour contrer l’âgisme que l’implication dans la communauté ? »