(Saint-Fulgence) Pour faire pousser leurs légumes bios, les agriculteurs de Saint-Fulgence ont un secret bien gardé : un microclimat, qui réchauffe la rive nord du Saguenay.

Les maraîchers rebelles

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Francois Tremblay examine les semis dans une serre des Jardins de Sophie, à l’Anse-à-Pelletier, dans la municipalité de Saint-Fulgence.

On découvre les Jardins de Sophie comme un trésor dans un écrin, au bout du chemin de l’Anse-à-Pelletier. Une ferme maraîchère en pleine forêt, lovée au creux des collines qui ondulent et plongent dans les eaux bleues du fjord du Saguenay.

La beauté du paysage est à couper le souffle. Ça n’a pas toujours été comme ça. Ce paysage, il a été façonné. Patiemment. Vaillamment. « Quand on est arrivés, c’était comme Émilie Bordeleau dans le bois », lance François Tremblay.

Il a fallu défricher, dessoucher, drainer. Tout faire, à partir de zéro. Au jus de bras et à l’huile de coude.

C’était il y a plus de deux décennies. Sophie Gagnon avait 24 ans. Elle venait de terminer ses études en tourisme d’aventure à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). « Moi, je voulais être globe-trotteur, parcourir le monde, marier un étranger… »

Elle a plutôt jeté son dévolu sur le meilleur skater de Chicoutimi : François Tremblay, 23 ans, diplômé en foresterie. Ensemble, ils ont passé un été à récolter des légumes dans une ferme de la Saskatchewan.

Au retour, c’était décidé : ils deviendraient maraîchers. Un jour, ils sont tombés sur ce terrain boisé de l’Anse-à-Pelletier, dans la municipalité de Saint-Fulgence, sur la rive nord du Saguenay. Un terrain vierge, entre mer et montagne. Loin, très loin des prairies de l’Ouest canadien et des champs plats qui bordent l’autoroute 20.

Ce n’est pas une zone agricole pantoute. Sur la rive nord du Saguenay, les maraîchers sont des rebelles. Nous sommes tous une gang de rebelles.

François Tremblay

Ils sont pourtant de plus en plus nombreux à labourer la terre fertile de Saint-Fulgence pour fournir aux Saguenéens des légumes frais et gorgés de saveurs.

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Sophie Gagnon inspecte ses plants de tomates.

Pour faire pousser leurs tomates, laitues, carottes, gousses d’ail, haricots, poivrons, betteraves, citrouilles et autres légumes, ils ont un secret bien gardé : trois soleils.

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Le géographe Majella-J. Gauthier, professeur émérite à l’UQAC, est l’instigateur des recherches sur le microclimat de Saint-Fulgence.

Le géographe Majella-J. Gauthier se doutait depuis fort longtemps que la municipalité de 2000 habitants bénéficiait d’un microclimat favorable à l’agriculture maraîchère.

« J’avais peut-être 10 ans lorsque mon père m’a amené à Saint-Fulgence et que j’ai vu pour la première fois des griottes. Ça m’est resté en tête. »

Après avoir pris sa retraite de l’UQAC, où il enseignait la géographie rurale, Majella-J. Gauthier a décidé de tester son hypothèse. Il a monté une équipe. Passé tout un été sur le terrain. Et découvert, oui, un microclimat.

Les trois soleils, ça vient de lui. Premier soleil : l’astre lui-même. Deuxième soleil : sa réflexion dans l’eau de la rivière Saguenay. Troisième soleil : la chaleur qui se dégage des parois rocheuses, au pied des monts Valin.

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Les montagnes protègent les Jardins de Sophie des vents du nord.

« On est franc sud et les deux belles montagnes, derrière, nous protègent des vents du nord, explique Sophie Gagnon. Le terrain est en pente vers le Saguenay, qui capte la chaleur et l’irradie. Parfois, il neige un peu plus haut alors qu’ici, il pleut. Ça fait toute une différence en production. »

810

Le géographe Majella-J. Gauthier évalue que 810 hectares de terres pourraient bénéficier d’un microclimat favorable à l’agriculture, sur la rive nord du Saguenay.

621

Sur les 810 hectares identifiés par le chercheur, 621 hectares devraient cependant être convertis en terres agricoles pour faire de Saint-Fulgence « l’île d’Orléans du Saguenay ».

« On fait même de l’artichaut, ajoute François Tremblay. Il n’y a pas grand-monde, au Saguenay, qui fait de l’artichaut. »

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C’est le long de la rive nord du Saguenay que se trouvent les terres identifiées par le géographe.

Majella-J. Gauthier a ciblé une bande de 810 hectares de terres fertiles et propices à l’agriculture, le long de la rive nord du Saguenay. L’équivalent de quatre fois le mont Royal. Là-dessus, 621 hectares ne sont pas utilisés à des fins agricoles.

Bref, il y a du potentiel. Et autant d’espoir.

Lisez l’étude « Microclimats et agriculture à Saint-Fulgence (Québec) »

Au Saguenay, c’était possible

  • Antoine Trudeau, Myriam Pilon-Domenack et leur chien Franco ont choisi de s’établir au Saguenay.

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    Antoine Trudeau, Myriam Pilon-Domenack et leur chien Franco ont choisi de s’établir au Saguenay.

  • Le couple est propriétaire de la ferme La Bricole, à Saint-Fulgence.

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    Le couple est propriétaire de la ferme La Bricole, à Saint-Fulgence.

  • Adrien Belkin offre deux frigos libre-service à ses clients, qui viennent se ravitailler en légumes pendant la belle saison.

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    Adrien Belkin offre deux frigos libre-service à ses clients, qui viennent se ravitailler en légumes pendant la belle saison.

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Antoine Trudeau et Myriam Pilon-Domenack ont 24 ans. Comme Sophie et François l’avaient fait à leur âge, ils ont plongé dans le vide lorsqu’ils se sont lancés dans l’aventure agricole. Ils partent de zéro. Ils font tout, bricolent tout. Leur petite ferme s’appelle La Bricole, justement.

Antoine Trudeau était monteur en postproduction. Myriam Pilon-Domenack est designer graphique. Ils partageaient un trois et demie mal éclairé du Plateau Mont-Royal.

Et puis, la pandémie a frappé. « J’ai eu l’appel de la nature, raconte Antoine Trudeau. Mes parents avaient une fermette à Mirabel. J’allais aider dans leur jardin. C’est là que je me sentais bien. »

Un voisin leur a prêté une terre en friche. Antoine et Myriam y ont cultivé des légumes, qu’ils distribuaient ensuite à leurs amis montréalais durement touchés par la pandémie. « La contribution était volontaire. On ne faisait pas une cenne avec ça », raconte Myriam Pilon-Domenack.

Ça n’aurait pas pu durer éternellement, admet-elle. « Cette terre n’était pas à nous, elle nous était prêtée. Dans le coin de Mirabel, les prix sont vraiment élevés. On a fait des calculs, c’était impossible d’acheter une terre et une maison. »

Mais au Saguenay, c’était possible.

Antoine et Myriam ont entendu parler de Saint-Fulgence et de son microclimat (et de sa microbrasserie). Même si aucun lopin de terre n’était à vendre, ils se sont installés au village. Le bouche-à-oreille a fait le reste.

Un jour, on leur a parlé d’une dame âgée qui songeait à se départir de sa terre. Au village, on l’appelait la maraîchère. « Cela a cliqué avec la dame, raconte Myriam. On avait la même vision. Elle a reconnu son couple dans le nôtre. »

La dame leur a vendu 2,5 hectares. « On a l’espace pour construire une maison, élever des canards, faire de la culture en rotation… » Au village, les gens les ont accueillis à bras ouverts. Ils leur disaient : « Ah ! C’est vous qui avez repris la terre de la maraîchère ! »

Antoine Trudeau était un peu appréhensif, malgré l’accueil chaleureux. « Je suis allé voir mon voisin pour me présenter. Il cultivait aussi des légumes. J’avais un peu peur qu’il nous considère comme de la concurrence. La première chose qu’il m’a dite, c’est : ‟Ah, ouais, on fait de la pizza ce soir avec des amis, tu veux-tu venir ?” »

Ce voisin, c’est Adrien Belkin, 30 ans. Lui non plus ne croyait pas devenir agriculteur. Enfant du printemps érable, il a d’abord pensé se lancer en politique, pour changer le monde.

Après avoir étudié en arts et lettres au cégep d’Alma, Adrien Belkin a bifurqué vers l’agriculture biologique, à Victoriaville. Mais c’est aux Jardins de Sophie, où il a travaillé deux saisons, qu’il a appris les trucs du métier.

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Adrien Belkin, propriétaire de la Ferme aux trois soleils

En 2018, Adrien Belkin s’est installé à l’étage de la maison de son grand-père, un ancien maire de Saint-Fulgence. Il a défriché 2,9 hectares de la terre familiale pour lancer la Ferme aux trois soleils. Et pour changer le monde, un concombre bio à la fois.

En un sens, dit-il, occuper le territoire, nourrir les Saguenéens avec des produits frais, issus d’une agriculture de proximité, c’est aussi faire de la politique.

Plus que jamais, Adrien Belkin a le sentiment d’avoir un impact sur sa communauté. C’est d’autant plus vrai depuis qu’il a été élu conseiller municipal de Saint-Fulgence. « J’aime donner mon avis, représenter les gens et tenter de changer les choses de l’intérieur. »

L’été, deux frigos en libre-service permettent à ses clients de venir se ravitailler en légumes. Ça fonctionne un peu, beaucoup sur l’honneur. Et ça marche.

Lisez l’article « Relève agricole – Ce n’est plus possible d’être propriétaire »

Les gens, surtout

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Sophie Gagnon arrose des semis dans une de ses serres.

Il n’y a pas que le microclimat qui attire les néoruraux à Saint-Fulgence. Il y a aussi les battures, les bernaches et les oies blanches, la plage de la flèche littorale, une formation géologique qui marque le début du fjord du Saguenay, les randonnées au pied du parc national des Monts-Valin…

Il y a les gens, surtout. « Des gens comme nous, un peu fous et crinqués qui veulent que le village devienne quelque chose de vibrant et dynamique, dit Antoine Trudeau. Le mot se passe. De plus en plus de gens veulent venir vivre à Saint-Fulgence. »

Il y a le Café des Marées, ouvert dans les locaux de l’ancienne caisse populaire et destiné à lutter contre l’exclusion sociale. Il y a la microbrasserie coopérative Le Saint-Fût, dont les bières sont aromatisées par des plantes locales cueillies à la main. Il y a l’école primaire, récemment rénovée. À l’église, il y a des spectacles, des galas de lutte, du spinning… et la messe, aussi, quand même.

« Je me souviens, lors de notre première visite, d’avoir vu le drapeau de la Fierté affiché, se rappelle Myriam. Souvent, on associe des stéréotypes aux villages, mais non, c’est du monde très ouvert. »

Il y a vraiment une renaissance au village. Ça faisait pitié quand on est arrivés. Il y avait des chasses gardées. Là, quand une maison est en vente, tout de suite, il y a une famille qui la ramasse.

François Tremblay

Majella-J. Gauthier l’admet : les trois soleils ne font tout de même pas de miracles. Saint-Fulgence n’a pas le climat de Dunham ou de Saint-Hyacinthe. Mais au Saguenay, où la saison des récoltes est trois à quatre semaines plus courte que dans le sud du Québec, ce microclimat fait une réelle différence.

Et puis, il y a l’enjeu du réchauffement climatique. « Une ferme, c’est un projet pour 70 ans, dit Antoine Trudeau. On commençait à sentir des épisodes de sécheresse à Montréal. Ce sera quoi, dans 70 ans, quand on va léguer notre ferme à nos enfants ? »

À Saint-Fulgence, le réchauffement sera moins problématique et pourrait même être avantageux, souligne Majella-J. Gauthier. « La température moyenne du Saguenay–Lac-Saint-Jean a augmenté de 1,5 degré au cours des 50 dernières années. À Washington, 1,5 degré, ça ne fait pas une grosse différence. Mais dans les régions pré-nordiques, en agriculture, c’est très important. On va gagner des jours de chaleur, les périodes sans gel vont s’allonger, ainsi de suite. »

Il n’y a pas de ‟pomme Z” en agriculture. Il y a plein de choses qu’on ne contrôle pas. Si une tornade passe, qu’est-ce qu’on peut faire ? On développe le lâcher-prise.

Myriam Pilon-Domenack

Ça ne veut pas dire que les jeunes agriculteurs ne travaillent pas. Fort. « Mais on essaie de se mettre des limites », dit-elle. « Les journées de canicule, on arrête tout parce que c’est dangereux de travailler dans le champ », raconte son voisin, Adrien Belkin.

« La nouvelle génération de maraîchers comme Adrien a une autre approche, constate Sophie Gagnon, 48 ans. Pour eux, il y a le travail, mais il y a aussi les loisirs. Parfois, on voit sur Facebook qu’Adrien est à la plage à 16 h et on dit : ‟Ben voyons, le jeune, qu’est-ce que tu fais à la plage ?” »

Un nouveau pavillon surplombe désormais la magnifique terre de Sophie Gagnon et de François Tremblay. Le couple compte y offrir une table champêtre, à l’été. Les convives seront invités à visiter la ferme avant de passer à table.

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Originaire de Montréal, le jeune chef Jean-Paul Sabbagh (à droite) s’est établi à Saint-Fulgence pour offrir une table champêtre aux Jardins de Sophie.

« Le projet a commencé il y a deux, trois ans, mais s’est officialisé avec l’arrivée de Jean-Paul Sabbagh, un jeune chef qui sort de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, explique François. On l’a déraciné de Montréal. »

Jean-Paul Sabbagh ne s’en plaint pas. « Je suis tombé en amour avec Saint-Fulgence, confie-t-il. C’est un des villages les plus mignons que j’ai vus. »

Son menu changera au gré des récoltes. « Les gens vont venir ici sans savoir ce qu’ils vont manger. Ils vont découvrir les produits qu’on va utiliser. Le but premier, c’est de maximiser le légume. » Tout frais cueilli des jardins, bien sûr.

« Au début, c’était un peu rough, admet François. Mais là, on est prêts. Notre but, c’est d’avoir une des plus belles tables du Québec. »

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Des radis conservés dans le caveau des Jardins de Sophie

Il a construit le pavillon de ses propres mains. Comme la maison, la grange, les serres et le caveau, où les légumes racines sont conservés jusqu’au mois de mai de l’année suivante. « Ce n’est pas compliqué tant que ça, l’agriculture, laisse-t-il tomber. C’est juste d’être vaillant. »

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