Les terres agricoles du Québec s’envolent à prix d’or. Leur valeur moyenne a bondi de 248 % au cours des 10 dernières années. Dans le jeu de la surenchère et de la spéculation, les grands acteurs remportent la mise et les agriculteurs de la relève sont les grands perdants.

Le rêve inaccessible de la relève

PHOTO JESSICA GARNEAU, LA TRIBUNE

Anouk Caron et son conjoint Patrick Strickler souhaitent acheter une terre pour faire l’élevage de bisons.

Anouk Caron rêve d’élever des bisons depuis dix ans. Munis d’un plan d’affaires, l’agronome de 28 ans et son conjoint Patrick Strickler sillonnent les campagnes à la recherche d’un lot à vendre depuis bientôt trois ans. En vain. À quatre reprises, le couple s’est fait damer le pion.

« Si tu ne viens pas de l’agriculture, arriver dans ce monde, au prix où les terres sont rendues, ce n’est plus possible d’être propriétaire », soupire-t-elle.

« Il y a eu des moments où on était vraiment désespérés, ajoute-t-elle. Des moments où on s’est dit : “Ça n’a plus de sens, ça ne se peut juste pas, on n’y croit plus.” »

Au Québec, la valeur des terres agricoles est en hausse depuis 36 ans. Leur valeur moyenne a bondi de 10 % en 2021, selon le plus récent bilan de Financement agricole Canada. Prise sur 20 ans – de 2001 à 2021 –, la hausse est spectaculaire : 474 %.

À plusieurs endroits, le prix des terres agricoles dépasse désormais leur « potentiel agronomique ». Autrement dit, la terre n’est plus rentable. Les revenus qu’il est possible d’en tirer avec ce qu’on y cultive ne peuvent plus compenser leur valeur marchande. Ou l’emprunt à la banque.

La terre agricole est devenue un « objet de spéculation », déplore Anouk Caron.

Dans la région de l’Estrie, où elle tente de démarrer son entreprise, l’acre de terre qui valait 2637 $ en 2011 en valait 5600 $ en 2021.

En Montérégie, où se trouvent les terres les plus fertiles : elles sont passées de 4628 $ l’acre il y a dix ans à 18 800 $ l’acre aujourd’hui.

Difficile d’espérer un aussi bon rendement en plaçant son argent à la Bourse.

Les grosses fermes qui ont des gros actifs sont capables d’aller emprunter sans nécessairement avoir à prouver que leur achat est rentable […] Donc là, les grosses fermes grossissent, et nous, les petites fermes qui veulent s’implanter, on n’est pas capables, sauf si on trouve quelqu’un de gentil qui dit : “Ah non, moi, je ne veux pas vendre à mon gros voisin, je préfère que ce soit une relève.”

Anouk Caron

Locataires

Anouk Caron a eu un « coup de cœur » pour le bison. Cet animal fort et rustique nécessite la mise en place de clôtures beaucoup plus onéreuses que celles d’autres élevages. Difficile d’envisager la location d’une terre à court terme.

Elle a loué une parcelle de prairie située à Saint-Herménégilde qui appartient à ses parents, des producteurs forestiers. Ils ont conclu un bail de 10 ans, une durée peu commune.

Elle a aussi réduit ses ambitions. De 25 femelles (et leurs petits) sur 100 acres, le projet est passé à 10 femelles sur 25 acres. Pour l’instant, Anouk et son conjoint devront conserver leur autre emploi à temps plein.

Ils gardent l’espoir de devenir propriétaires d’ici dix ans. « On est en train de repousser le rêve de dire qu’on peut vivre de l’agriculture. »

L’avenir de notre garde-manger

L’augmentation du prix des terres est un frein au transfert et au démarrage d’entreprises agricoles pour 87 % des 700 répondants d’un sondage mené en 2021 par la Fédération de la relève agricole du Québec (FRAQ).

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Julie Bissonnette, présidente de la Fédération de la relève agricole du Québec et productrice laitière établie dans le village de L’Avenir

« C’est un enjeu sociétal, dit Julie Bissonnette, la présidente du groupe qui porte la voix des agriculteurs âgés de moins de 40 ans. La société devrait être inquiète que le garde-manger du Québec ait autant de pression. On parle d’aliments locaux puis de l’agriculture québécoise, mais ça, ça passe par les terres agricoles. »

Quand un agriculteur achète son voisin, le voisin de son voisin et ainsi de suite, c’est la vitalité des régions qui est en jeu, croit-elle. « Quelqu’un qui a toutes les terres dans les dix villages aux alentours, il n’ira pas aux dépanneurs des dix villages et ses enfants n’iront pas dans les écoles des dix villages. »

On le décriait il y a dix ans que c’était cher et que ça n’avait aucun sens. Là, c’est encore plus cher et ça a encore moins de sens.

Julie Bissonnette, présidente de la Fédération de la relève agricole du Québec

Selon le dernier Recensement canadien sur l’agriculture, mené en 2021 par Statistique Canada, 19,3 % des superficies agricoles cultivables au Québec étaient exploitées par des agriculteurs qui n’en étaient pas propriétaires.

Or, les jeunes agriculteurs veulent en très grande majorité le devenir. Le coup de sonde révèle que seulement 6 % de la relève « non établie » cherchait uniquement des terres à louer, contre 59 % uniquement des terres à vendre et 35 %, l’une ou l’autre des options.

15 %

La région de Chaudière-Appalaches a enregistré la hausse la plus marquée, avec 15 % d’augmentation de la valeur moyenne des terres agricoles en 2021.

Source : Financement agricole Canada

180 $

En 1996, il était possible d’acheter un acre de terre en Abitibi-Témiscamingue, toujours considérée comme la région la moins chère, pour 180 $.

Source : Financement agricole Canada

Le cadeau familial

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Julien, Yves, Richard et Francis Lamarre, ainsi que la petite Alice. Julien et Francis ont été incorporés dans l’entreprise de leurs parents en 2018.

Propriétaire et locataire, Julien Lamarre a un pied dans les deux mondes.

Producteur de grains biologiques à Saint-Sébastien, en Montérégie, il a été incorporé avec son frère Francis dans l’entreprise de ses parents en 2018, à l’âge de 25 ans. Chacun a échangé 300 000 $ pour obtenir 30 % de l’entreprise. La somme leur a été prêtée par leurs parents, au taux d’intérêt très avantageux de 0,25 %.

Sans ce cadeau, aurait-il pu devenir agriculteur ? « Je ne pense pas », répond-il.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Julien Lamarre

Notre père nous l’a vendue juste pour être capable d’avoir une simili-retraite, parce qu’il reste que ça vaut pas loin de 5 ou 6 millions, mais on n’avait aucunement les capacités d’acheter à ce prix-là.

Julien Lamarre, producteur de grains biologiques à Saint-Sébastien

Pour tester le sérieux de ses fils, leur père avait d’abord proposé de vendre la ferme et de leur remettre une grosse somme. Pour son fils Julien, c’était hors de question.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Yves, Julien et Francis Lamarre ainsi que la petite Alice

« C’est sûr que ça a une grosse valeur en dessous de nos pieds, mais tant qu’on ne la vend pas à un étranger, on ne l’a pas », résume son père Yves Lamarre.

Son propre père, Richard Lamarre, dont le père a acheté la ferme 5000 $ en 1955, et qui aide toujours à l’entreprise à l’âge de 80 ans, illustre le choix ainsi : « Soit tu as un œuf en or, soit tu as des œufs tous les jours. Et c’est ce qu’on a. On a un moyen de gagner notre vie et de bien vivre. Le reste, ça donne quoi ? Quand même bien on serait millionnaires, on ne serait pas mieux. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Yves et Richard Lamarre

Julien Lamarre a récemment conclu deux ententes de location avec des producteurs d’un village voisin pour cultiver davantage.

« La problématique, c’est qu’acheter une terre, malheureusement, elle ne couvre pas ses frais au prix où les terres sont rendues », résume-t-il.

« La valeur qu’il y a sous tes pieds et le chiffre d’affaires que tu fais dessus, ça ne marche pas », ajoute Yves Lamarre.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Yves et Julien Lamarre

Au fil des années, l’un des producteurs de qui Julien Lamarre loue compte lui transférer des superficies de plus en plus grandes.

« La location, c’est une bonne idée parce que je suis capable de faire de l’argent, dit-il. L’envers de la médaille, c’est que s’il arrive quelque chose, comme un décès, et que ses enfants décident qu’ils veulent avoir l’argent au lieu des revenus de location, il faut que je sois en position d’être capable d’acheter pas loin de 700 acres. Ça, c’est comme 14 millions ! Rendu là, ça ne se fait comme pas. Et tu sais, je comprendrais ses enfants de vouloir l’argent. »

Il est « minuit moins une »

PHOTO FOURNIE PAR JULIEN LAMARRE

Oubliez l’arrivée massive de mystérieux investisseurs chinois dans nos campagnes. Concurrence entre agriculteurs, spéculateurs fonciers, néoruraux : plusieurs facteurs font grimper le prix des terres. Le résultat est le même : notre garde-manger est sous pression.

Pas de tableau de bord

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Nicolas Mesly, auteur et journaliste

La superficie « verte » du Québec, c’est-à-dire les territoires qui sont zonés agricoles, est évaluée à environ 6,3 millions d’hectares. Cela représente environ 5 % du territoire de la province, même si, dans les faits, en excluant les boisés, les forêts, les friches et les milieux humides, c’est plutôt environ 2 % du territoire qui serait exploité à des fins agricoles. Qui possède quoi et où ? « Il n’y a pas d’observatoire des transactions, ce n’est pas clair qui achète quoi », déplore l’auteur et journaliste Nicolas Mesly, dont le livre Terres d’asphalte se penche sur cet enjeu. « Je ne suis pas le premier à le dire, il y a bien des chercheurs qui ont levé le drapeau rouge. »

D’abord des agriculteurs

Pour les terres cultivables, la vaste majorité des transactions sont réalisées par des agriculteurs, estime l’économiste en chef de Financement agricole Canada. « Mais il n’y a aucun doute que dans les dernières années, il y a des acheteurs non traditionnels, donc en gros du monde ou des entreprises qui ne cultivent pas eux-mêmes, qui ont acheté et qui génèrent de la concurrence sur le marché », souligne Jean-Philippe Gervais. Ces acheteurs « non traditionnels » peuvent être des groupes d’investisseurs ou des particuliers. Mais il ne faut pas ignorer le phénomène de la consolidation. « Je ne veux pas passer sous silence qu’on voit beaucoup de concurrence entre agriculteurs aussi. Quand une terre devient disponible dans ton coin, ça ne prend pas beaucoup d’acteurs potentiels pour générer une certaine concurrence. »

Dézonage

Dans la périphérie des villes, des spéculateurs fonciers achètent des terres en misant sur un dézonage futur, explique le professeur Patrick Mundler de la faculté d’agriculture de l’Université Laval. « Dans l’attente, ils louent les terres ou parfois, malheureusement, elles restent en friche. L’idée, c’est de miser sur le fait qu’un jour ou l’autre, la terre, elle aura pris de la valeur. Et donc, ça contribue beaucoup à faire monter les prix des terres, puisque dans la périphérie directe des villes, il y a des lots qui sont très chers. »

Néoruraux

Depuis quelques années, les petits maraîchers dénoncent la concurrence avec les gens qui décident de venir s’installer en campagne. Un phénomène aggravé par la pandémie et la possibilité de faire du télétravail. « Il y a une concurrence sur tout ce qu’on appelle les fermettes, c’est-à-dire les petits lots », explique le professeur Mundler. Les petits producteurs « sont en concurrence avec des gens qui ont des moyens financiers, parce qu’ils ont eu un autre métier, qu’ils sont plus âgés et puis qui cherchent effectivement des endroits à la campagne pour vivre et travailler ».

Et les étrangers ?

Même s’il a été déboulonné par une étude du Mouvement Desjardins en 2010, le mythe voulant que d’imposantes superficies agricoles de la Montérégie aient été vendues à des intérêts chinois persiste. Il est possible que certaines terres aient été vendues à des investisseurs de la Chine, mais l’information n’a jamais été prouvée par quiconque. Plus largement, il est difficile de déterminer la part des terres appartenant à des investisseurs étrangers, mais depuis 2013, la Loi sur l’acquisition de terres par des non-résidents plafonne à 1000 hectares par année les superficies totales pouvant être acquises par des non-résidents du Québec.

Trop chères, les terres ?

« Comment on mesure trop cher ? On va mesurer ça par rapport aux revenus agricoles, explique Jean-Philippe Gervais. Les revenus agricoles ont grimpé énormément, le monde est optimiste, mais si on regarde le prix de la terre par rapport aux revenus, on est dans un sommet. Celui qui achète la terre l’achète dans le haut du marché. » Dans ces circonstances, comment financer l’achat d’une terre ? « Il n’y a aucun doute que dans certaines régions, quelqu’un qui achète à ces prix-là doit subventionner l’achat de cette terre avec des revenus qui proviennent d’autres terres qui sont déjà payées, par exemple. »

Vaste étude en cours

Afin de faire la lumière sur les facteurs influençant le prix des terres, le ministre de l’Agriculture, André Lamontagne, a commandé il y a deux ans une recherche à l’Université Laval. Les résultats sont attendus ce printemps. Une analyse économétrique est actuellement réalisée dans des bases de données des transactions foncières des 15 dernières années. « À notre connaissance, ce sera l’étude la plus exhaustive sur cette thématique au Québec », a indiqué son directeur des communications, Jean-Bernard Marchand.

« Un point de bascule »

Pour Nicolas Mesly, il est « minuit moins une ». « Le livre, je l’ai écrit en espérant que ça suscite un débat de société. Parce que ce dont on parle, c’est beaucoup plus vaste. La pérennité de notre petit jardin nordique ne peut pas reposer sur les seules épaules des agriculteurs et agricultrices parce qu’ils sont partie prenante, par le fait qu’ils peuvent la vendre, la terre, à qui ils veulent. » Il souligne que plus de la moitié des 42 000 producteurs agricoles québécois sont âgés de plus de 55 ans. « C’est fragile parce qu’ils vieillissent. On est à un point de bascule. »

À lire demain : « Mettre un cadenas sur une terre et jeter la clé ».