Un nouvel outil pour protéger les terres agricoles de la spéculation foncière prend racine au Québec : les fiducies d’utilité sociale agricoles

(Mont-Tremblant) Véronique Bouchard est une pionnière.

C’est la toute première agricultrice de la relève à avoir convaincu, en 2010, la Commission de protection du territoire agricole d’accorder le droit d’acheter une terre par morcellement, traçant ainsi la voie pour toute une nouvelle génération de petits producteurs maraîchers.

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Véronique Bouchard, de la Ferme aux petits oignons

L’agronome de 42 ans, qui est à la barre de la Ferme aux petits oignons, a aussi innové en cultivant des pleurotes en champ ainsi que du gingembre et du curcuma en serre.

En novembre dernier, elle a transformé son entreprise en coopérative de solidarité sociale.

Son prochain défi : protéger à perpétuité la vocation écologique de sa terre au moyen d’une fiducie d’utilité sociale agricole (FUSA).

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Véronique Bouchard fait pousser 60 cultures dans ses champs et ses serres.

« Moi, le hamster, il tourne depuis 18 ans », lance-t-elle de son bureau qui surplombe ses quatre hectares de champs enneigés.

Les FUSA sont relativement nouvelles au Québec. Il s’agit d’une entité juridique dont la mission doit être tournée vers le bien commun. On en compte une douzaine dans la province pour l’instant. Mais le modèle est en train de prendre son envol.

« C’est comme mettre un cadenas sur une terre puis de jeter la clé », illustre Véronique Bouchard, qui a réalisé une maîtrise en sciences de l’environnement portant sur les innovations sociales en agriculture.

Terres vendues à un prix d’or

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La Ferme aux petits oignons, à Mont-Tremblant

Surenchère et spéculation : un reportage publié dimanche dans La Presse a révélé que la valeur moyenne des terres agricoles a bondi de 248 % au cours des 10 dernières années, selon des données compilées par Financement agricole Canada.

« On a atteint le point de bascule où il est possible de rentabiliser une terre agricole en faisant pousser des cultures dessus. Nous, on a réussi, mais on est peut-être la dernière génération qui a été capable de le faire », explique Mme Bouchard, qui est bardée de prix pour son excellence agricole.

« Les agriculteurs ne peuvent plus être propriétaires de leurs terres… On s’en retourne à [l’époque] des seigneuries », déplore-t-elle.

Dans la région de Laurentides-Lanaudière, un acre de terre valait en moyenne 3479 $ en 2010. En 2021 : 17 100 $.

« J’ai eu une réflexion et je me suis dit : moi, je ne veux pas léguer une terre à mes enfants. Je veux leur léguer des valeurs, des études, des connaissances, des amis, un réseau, mais leur léguer de l’argent ? Souvent, ça crée de la chicane dans les familles. C’est pour ça que je veux vendre la terre en fiducie. »

Le projet repose sur le rachat de sa terre par la fiducie, qui la louerait ensuite à prix modique à la coopérative.

« L’idée, c’est que la communauté devienne en quelque sorte propriétaire de la ferme via la coopérative de solidarité et de la terre via la FUSA. Non seulement on libère la relève du poids de l’endettement lié à l’acquisition de la terre, mais en plus on retire la terre du marché spéculatif et, en diminuant les coûts liés à cet endettement, on peut garder le prix plus abordable pour la communauté. »

La Ferme aux petits oignons fournit des paniers de légumes biologiques à 800 familles durant l’été. Elle fait pousser 60 cultures différentes dans ses champs et ses 2000 m2 de serre. Son chiffre d’affaires avoisine les 2 millions par année et elle emploie 30 personnes, uniquement de la main-d’œuvre locale.

« Si la coopérative, elle s’essouffle, le fond de terre, la fiducie, elle reste, explique Véronique Bouchard. Si la coopérative s’en va, la fiducie va être à la recherche de quelqu’un d’autre qui accepte de venir cultiver la terre dans un modèle d’agroécologie pour la communauté locale. »

Un bien pour la communauté

La première FUSA a vu le jour au Québec en 2010, explique Hubert Lavallée, président de Protec-Terre, un organisme à but non lucratif d’accompagnement pour ceux qui veulent mettre des projets en place avec une mission agroécologique. En plus des FUSA qui existent déjà, une vingtaine seraient en développement dans la province, dit-il.

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La ferme s’appuie sur le travail d’une main-d’œuvre locale.

Au départ, ce sont surtout des producteurs biologiques qui voulaient préserver la vocation écologique de leur terre, raconte-t-il.

« Mais de plus en plus, les gens qui veulent créer des FUSA sont des communautés. On l’a vu avec la COVID, la question de l’autonomie et de la sécurité alimentaires [est devenue importante] donc les gens se disent : c’est bien beau, de mettre nos ressources, la terre, dans les mains des agriculteurs, mais on voit qu’il y a beaucoup de spéculation et de terres qui sont laissées en friche », dit-il.

Il cite la fiducie agricole Boisbriand, la première créée par une ville, et la future fiducie régionale de Brome-Missisquoi, où la MRC a décidé de préserver des terres dans sa région pour qu’elles demeurent agricoles et que la relève puisse s’installer.

Les terres sont devenues des poids, des endettements énormes pour les jeunes producteurs.

Hubert Lavallée, président de l’organisme Protec-Terre

« Un des bénéfices de ces fiducies-là, c’est de permettre un accès à la relève sans qu’elle ait besoin d’acheter la terre. »

L’Union des producteurs agricoles plonge

« Globalement, lorsqu’on dépasse 20 000 $ l’hectare autour de Montréal, ce n’est plus rentable de faire de l’agriculture. C’est-à-dire que si vous et moi, on décide de se partir en agriculture de zéro et qu’on s’achète au-dessus de 20 000 $ l’hectare, on va faire faillite, on ne sera pas capables de rentabiliser l’opération », explique Marc-André Côté, directeur général de deux FUSA : la fiducie agricole du REM et la fiducie agricole UPA-Fondaction. « Actuellement, quand vous prenez les régions autour de Montréal, les prix avoisinent les 50 000 $ l’hectare. »

Je vous le dis tout de suite, les fiducies d’utilité sociale agricoles à elles seules ne peuvent pas régler ce problème-là, le problème est trop gros. Mais c’est un élément de solution.

Marc-André Côté, DG de la fiducie agricole du REM et de la fiducie agricole UPA-Fondaction

Dans le cas de la fiducie du REM, l’argent provient de CDPQ Infra, filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec responsable de la construction du Réseau express métropolitain (REM). Une compensation financière de 2,9 millions a été versée dans la fiducie pour pallier la perte de terres agricoles causée par la construction de la station terminale à Brossard. Deux terres totalisant environ une cinquantaine d’hectares ont été achetées en 2022.

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Dans le cas de la fiducie agricole UPA-Fondaction, le fonctionnement est un peu différent. La fiducie emprunte de l’argent pour financer les terres et les loyers permettent de rembourser ses emprunts. Les dons que reçoit également cette fiducie lui permettent de réduire le loyer demandé à ses locataires. Des terres sont déjà achetées, mais les projets seront rendus publics dans quelques mois. L’Union des producteurs agricoles (UPA) est le syndicat qui représente les 42 000 producteurs agricoles de la province.

« La mission de nos deux fiducies, c’est de préserver des terres agricoles et favoriser leur accès à la relève agricole. Notre façon de procéder, c’est d’acheter les terres et de les sortir du marché spéculatif parce que les fiducies rentrent les terres dans leur patrimoine et ne les revendent pas. Donc avec le temps, ces terres-là sont protégées de la spéculation. »