(Saint-Jérôme) C’est un secret de Polichinelle dans les serres canadiennes. Après avoir fait le tour du monde, le virus du fruit rugueux brun de la tomate est désormais présent dans les serres du Québec. Ce virus, communément appelé « rugose de la tomate », sans danger pour la consommation humaine, peut causer des pertes catastrophiques. Mais on voit le bout du tunnel : des scientifiques ont mis au point des plants qui résistent à la maladie.

Pour entrer aux Serres Royales, il faut enfiler une combinaison stérile, des gants et des couvre-chaussures, puis tremper ses pieds dans un bac rempli de liquide désinfectant.

« Il y a des gens qui appellent ça la COVID-19 de la tomate, d’autres, le cancer de la tomate, mais nous, on l’appelle : le virus tueur d’entreprise », lance le président-directeur des Serres Royales, Stephan Lemieux.

Sur un chariot près de l’entrée, des bacs sont empilés. Ils sont remplis de tomates marbrées de vert et de jaune. Comme si elles attendaient de mûrir. Mais ces tomates ne deviendront jamais entièrement rouges.

  • Des tomates affectées par le virus du fruit rugueux brun de la tomate

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Des tomates affectées par le virus du fruit rugueux brun de la tomate

  • Le virus rend certains fruits difformes.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Le virus rend certains fruits difformes.

  • Les feuilles des plants de tomates présentent des symptômes de mosaïque ou de marbrure.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Les feuilles des plants de tomates présentent des symptômes de mosaïque ou de marbrure.

1/3
  •  
  •  
  •  

La maturation inégale est l’un des symptômes du virus ToBRFV (du nom anglais « Tomato brown rugose fruit virus »), diagnostiqué dans l’une des trois serres de l’entreprise, le 14 février dernier.

Ce virus ne change pas le goût de l’aliment. C’est plutôt son apparence qui est affectée. Certains fruits deviennent bosselés ou avec des crevasses. Les feuilles du plant se flétrissent et présentent un motif de mosaïque.

La rugose peut causer des pertes de rendement de 15 % à 100 %, rapporte le Réseau d’avertissements phytosanitaires du Québec.

« Ce qui est vraiment dommage, c’est que cette maladie se déclare à la récolte, soupire Stephan Lemieux. C’est après les dépenses en chauffage, en main-d’œuvre, en engrais. »

Ampleur inconnue

Décelé pour la première fois en Israël en 2014, le virus a fait des ravages dans les serres d’Europe, du Moyen-Orient, des États-Unis et du Mexique. Il a été détecté pour la première fois au Canada en 2019, dans une serre de l’Ontario.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Le président-directeur des Serres Royales, Stephan Lemieux

On savait qu’on était pour l’avoir, mais on ne savait pas quand.

Stephan Lemieux, président-directeur des Serres Royales

L’étendue de la contagion au Québec est difficile à déterminer, car l’Agence canadienne d’inspection des aliments a décidé, en 2020, qu’il ne s’agirait pas d’une maladie à déclaration obligatoire.

Et les producteurs craignent d’en parler. Au point où une étude totalement confidentielle vient d’être lancée par le Centre de recherche en agroalimentaire de Mirabel pour documenter l’ampleur du phénomène.

« Cette problématique de la rugose, elle est très préoccupante. Maintenant, qu’est-ce qui en est au Québec ? On ne le sait pas », explique la chercheuse Caroline Provost, qui pilote l’étude. « On sait qu’il y a certaines entreprises qui l’ont [mais] très peu vont le dire de façon publique », ajoute la chercheuse.

Une fois les échantillons reçus, elle sera la seule à avoir accès au fichier de données où se trouve le nom des entreprises.

« C’est notre façon de dire : “Écoutez, on veut avoir de l’information, mais on ne veut pas vous nuire non plus.” On va garder ça vraiment très, très confidentiel, mais ça va nous permettre de dresser un portrait de ce qu’on retrouve au Québec, d’être en mesure un peu de mieux comprendre la situation et de mettre en place des mesures. »

Transparence chez Lufa

Au Canada, la seule entreprise qui en a parlé sur la place publique est Lufa, qui exploite quatre serres sur toit dans la région de Montréal. Dans son infolettre diffusée cette semaine, elle a expliqué à ses clients la raison pour laquelle elle offrait moins de tomates sur son marché.

« C’est dans notre mission d’être transparents », explique la directrice des communications pour Les fermes Lufa, Yourianne Plante.

  • Yourianne Plante, dans la serre Lufa de l’arrondissement de Saint-Laurent où les tomates ont été remplacées par des concombres. « À 2,25 $ pour 400 grammes, c’est le temps de manger des concombres ! », lance-t-elle.

    PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    Yourianne Plante, dans la serre Lufa de l’arrondissement de Saint-Laurent où les tomates ont été remplacées par des concombres. « À 2,25 $ pour 400 grammes, c’est le temps de manger des concombres ! », lance-t-elle.

  • « Présentement, on fait la culture de concombre anglais et libanais à Saint-Laurent, puis on s’est amusés à tester de nouvelles variétés, comme les courgettes et les haricots », raconte Yourianne Plante.

    CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    « Présentement, on fait la culture de concombre anglais et libanais à Saint-Laurent, puis on s’est amusés à tester de nouvelles variétés, comme les courgettes et les haricots », raconte Yourianne Plante.

  • À droite, un mur de plants de haricots. Comme pour les courgettes, c’est une culture peu commune dans les serres du Québec.

    CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

    À droite, un mur de plants de haricots. Comme pour les courgettes, c’est une culture peu commune dans les serres du Québec.

1/3
  •  
  •  
  •  

C’est arrivé l’été passé. On a commencé à apercevoir des fruits et des plants différents. Ce qui nous a beaucoup surpris, c’est la rapidité de propagation.

Yourianne Plante, directrice des communications pour Les fermes Lufa

Le virus s’est déclaré dans la serre de tomates de l’arrondissement de Saint-Laurent. La serre de 15 000 mètres carrés a été complètement vidée et désinfectée.

« Une fois que le virus attaque une serre, on doit agir en profondeur », explique-t-elle.

Les tomates ont ensuite été remplacées par des concombres. La serre de Laval – où poussaient antérieurement les concombres de l’entreprise sur 400 mètres carrés – abrite maintenant les tomates.

« Ç’a été un élément clé pour arriver à éradiquer le virus, d’avoir la possibilité de faire une rotation de culture, explique Mme Plante. On ne dépend pas d’une seule culture. Dans notre cas, la diversification a été bénéfique. »

Les pertes financières ont cependant été « substantielles », dit-elle.

Des plants résistants

Stephan Lemieux poursuit sa tournée dans sa serre de trois hectares. Il désigne un rang où il a planté une variété résistante au virus.

« Le nerf de la guerre en ce qui concerne la rugose, ça va vraiment se jouer sur le plan des résistances sur les cultivars. »

Quatre variétés actuellement testées aux Serres Royales sont considérées comme étant « moyennement résistantes ». Bientôt, l’entreprise recevra une quinzaine de cultivars « hautement résistants. »

« Moyennement résistant, c’est que le plant va contracter la maladie, mais il va avoir des symptômes légers. Ce sont les premières variétés qui ont commencé à être disponibles il y a un an. Là, ce qui s’en vient, ce sont des variétés hautement résistantes. La maladie ne se développe pas à l’intérieur. Il ne sera jamais testé positif », explique-t-il.

Au lieu de tout arracher, Stephan Lemieux misera donc sur l’introduction graduelle de ces nouvelles variétés. Il a fait ce choix, car le virus est extrêmement difficile à éradiquer. Il peut survivre des mois sur des surfaces et des années dans la matière organique.

Alors que le gouvernement Legault vise à doubler la superficie des serres d’ici 2025, M. Lemieux aimerait que Québec verse une aide d’urgence aux producteurs affectés.

« On est résilients, oui, parce que la solution s’en vient. Il y a un an, j’aurais peut-être été par terre roulé en petite boule en train de pleurer », raconte-t-il.

« On attrape la rugose au moment où il commence à y avoir des outils disponibles. Donc c’est vraiment le côté positif. »

D’où vient le virus du fruit rugueux brun de la tomate ?

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Un employé des Serres Royales examine ses jeunes pousses.

Au Québec, « la grande majorité » de nos semences de tomates de serre sont produites à l’étranger, explique Valérie Gravel, professeure à McGill et cotitulaire d’une nouvelle chaire de recherche sur les serres financée par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). « C’est dur de vraiment mettre le point exact sur la cause […]. Dans les travaux qui ont été faits, c’est surtout en ce qui concerne les semences qu’il y a beaucoup de propagation. Donc étant donné que dans le monde, il y a quand même un nombre limité de semenciers qui produisent des semences pour la production en serre, c’est assez facile de voir que c’est au niveau des semences, probablement, que ça s’est mis à voyager. »

Au moins cinq entreprises touchées

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Les Serres Royales, à Saint-Jérôme.

Cinq entreprises qui ont utilisé le laboratoire public pour faire tester leurs plants ont reçu des résultats positifs à la maladie depuis 2020, a indiqué le MAPAQ. « Les entreprises serricoles québécoises peuvent faire tester leurs échantillons dans d’autres laboratoires offrant ce même service au Canada ou à l’étranger. Il n’est donc pas possible pour nous de confirmer le nombre de serres touchées au Québec », a toutefois précisé Mélissa Lapointe, porte-parole du Ministère.

Pourquoi cette réticence à en parler ?

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La « rugose des tomates » empêche les tomates de mûrir.

« Le gros problème qu’on a en ce moment, c’est vraiment d’avoir une idée générale de la situation, de son ampleur, explique Valérie Gravel. Honnêtement, en ce moment, on est un petit peu dans le noir. » Les États-Unis ont mis en place des règles strictes par rapport à la rugose, souligne-t-elle. « Donc, quand ça joue sur la réputation de l’entreprise, ça peut jouer sur le potentiel d’exportation aussi. Il ne faut pas oublier non plus que ça ne fait pas très longtemps là que l’on connaît la rugose, que c’est au Québec, on parle de fin 2020. »