Depuis l’automne, le ministère de la Santé procède à l’installation d’un nouveau système informatique dans l’ensemble de ses 120 laboratoires d’hôpitaux. Mais comme à la SAAQ, l’opération est loin de tourner rondement. Au point de menacer la sécurité de patients, selon certains intervenants.

« On a payé pour quelque chose qui n’est pas bon »

PHOTO FOURNIE PAR L’APTS

Le 24 mars, les frigos des laboratoires du CHUM débordaient d’échantillons à analyser.

Navigation peu fluide obligeant l’utilisateur à faire plusieurs clics de souris pour arriver à ses fins. Ouvertures de requêtes beaucoup trop lentes. Manque de formation préparatoire des employés. L’implantation d’un nouveau Système d’information de laboratoire partout au Québec connaît plusieurs ratés depuis l’automne, dont des délais menaçant la sécurité de patients, affirment des intervenants.

Après avoir été lancé de façon chaotique à l’automne 2022 à Laval, en Estrie, au CHUM et à l’hôpital du Suroît1, le nouveau Système d’information de laboratoire provincial (SIL-P) a été déployé le 7 mars à l’hôpital Charles-Le Moyne.

Et encore une fois, ça ne se passe pas très bien.

« Parfois il y a plusieurs noms de patients sur la même page. C’est un risque d’erreur de ne pas choisir le bon […] Quand on a beaucoup d’analyses à demander en même temps sur plusieurs patients, ça peut devenir dangereux de se tromper », dit un professionnel de l’hôpital Charles-Le Moyne, qui préfère garder l’anonymat.

Le réseau de la santé dit faire du « développement agile » dans ce dossier alors que le contrat de 165 millions accordé en 2019 à l’entreprise Médisolution indiquait que le gouvernement voulait une solution « clés en main ». Au cours des dernières semaines, huit intervenants travaillant tant dans le monde de l’informatique que de la santé ont contacté La Presse de façon indépendante et ont confié que le projet de SIL-P n’est pas un projet « clés en main ». Et que les dangers engendrés par les défaillances du système sont réels.

Certains d’entre eux font le parallèle entre l’implantation fastidieuse du SIL-P partout au Québec et le cafouillage constaté à la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) lors du lancement de sa nouvelle plateforme SAAQclic plus tôt ce mois-ci.

Plutôt que de voir des  citoyens attendre trop longtemps pour obtenir leur permis de conduire, on parle de soignants dans des unités de soins en pénurie d’effectifs qui doivent prendre plus de temps pour les mêmes tâches et qui attendent trop longtemps des résultats de tests cruciaux.

Un professionnel de l’hôpital Charles-Le Moyne

D’autres s’inquiètent de constater les importants problèmes de cette transition informatique alors qu’une plus grande encore se prépare dans les prochains mois : le dossier santé numérique.

PHOTO FOURNIE PAR L’APTS

Contenu d'un frigo du CHUM qui débordait d’échantillons en retard la semaine dernière.

Passer en mode manuel

Avec son SIL-P, le gouvernement veut que les 120 laboratoires d’hôpitaux de la province, regroupés dans 11 « grappes » sous le projet Optilab, puissent communiquer entre eux à l’aide du système d’un même fournisseur (il y en avait cinq auparavant).

En septembre 2019, l’entreprise Médisolution a remporté l’appel d’offres pour implanter ce système unique partout au Québec. L’entreprise a transmis les questions de La Presse au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Le jour du lancement du SIL-P à l’hôpital Charles-Le Moyne, une importante panne est survenue. « On est tombé en mode manuel » ce qui a entraîné d’importants délais, explique Mélanie Leblanc, présidente de l’exécutif de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) au CISSS de la Montérégie-Centre. Certains médecins ont fait un deuxième prélèvement sur leur patient, car ils pensaient que le premier avait été perdu. « Des médecins des urgences sont venus au laboratoire directement parce qu’ils voulaient des résultats d’un patient qui était en salle de choc », illustre Mme Leblanc. Une panne semblable est aussi survenue le lendemain.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

L’hôpital Charles-Le Moyne

Au MSSS, on précise que les pannes observées « n’étaient pas reliées au SIL-P », mais plutôt à « l’intergiciel de certains instruments d’analyse de laboratoire ».

Mais pour Mélanie Favreau, directrice au bureau syndical de l’APTS au CISSS de la Montérégie-Centre, la formation offerte aux travailleurs avant de lancer le SIL-P a été trop rapide. Seulement quatre petites formations vidéo ont été offertes. « Faire un changement informatique, ce n’est pas évident. Mais il devrait y avoir des formations complètes avant », ajoute Natacha Pelchat, représentante nationale de l’APTS.

Les délais d’attente engendrés par la transition informatique sont un poids de plus dans des laboratoires déjà sous pression et débordés, selon Mme Leblanc. Radio-Canada a par exemple rapporté la semaine dernière que les laboratoires du CUSM ont 20 000 analyses en retard.

Au CHUM aussi, les frigos des laboratoires débordent d’échantillons en retard, selon des photos obtenues par La Presse. En février, les deux fédérations médicales du Québec écrivaient une lettre ouverte pour dénoncer le « déploiement défaillant » du SIL-P et demandaient une intervention d’urgence du ministre de la Santé, Christian Dubé. « Derrière chaque échantillon qui s’accumule dans des glacières et qui attend d’être analysé, il y a un humain », rappelle Mme Leblanc.

Parmi les autres pépins constatés à l’hôpital Charles-Le Moyne, on note que la navigation dans le SIL-P est peu instinctive et peu efficace.

Des délais de 15 à 20 secondes sont constatés dans l’affichage de certains résultats. « Ça peut sembler peu, mais si tu dois en ouvrir des centaines dans ta journée, ça s’accumule », dit Mme Favreau. À Laval aussi, on déplore la lenteur du SIL-P, même si la situation est un peu meilleure qu’à l’automne. « On a peur que ce soit de plus en plus lent quand les autres régions s’ajouteront », note Pierre-Luc Carrier, président de l’APTS au CISSS de Laval. Actuellement, le SIL-P est présent dans neuf des 120 laboratoires du Québec. Mais le déploiement se poursuivra jusqu’en 2025.

« On a payé pour quelque chose qui n’est pas bon. Et bien pire : qui est dangereux cliniquement », ajoute une deuxième source, indépendante de la première, qui travaille aussi à l’hôpital Charles-Le Moyne.

À ces déboires s’est ajoutée mercredi une panne provinciale du SIL-P, comme le rapportait La Presse.

Du « développement agile »

En décembre, devant les problèmes dans l’implantation du SIL-P, le ministère de la Santé a indiqué que des ajustements étaient appliqués et qu’il s’agissait de « développement agile ». Or, dans le devis de l’appel d’offres du projet de SIL-P, consulté par La Presse, il est indiqué que le gouvernement était à la recherche d’un produit « clés en main ».

Il n’y avait pas de clés en main du tout. C’est le personnel du CHUM qui a travaillé d’arrache-pied pour démarrer le projet.

Le Dr Normand Blais, hémato-oncologue au CHUM qui compose avec le SIL-P depuis octobre

Professeur adjoint à l’École nationale d’administration publique, Justin Lawarée indique que le concept de « clés en main » est normalement utilisé pour des logiciels « tout faits » surtout « en comptabilité, en gestion des ressources humaines ou en administration ». « Ça fonctionne bien pour des fonctions de base […] Mais ça peut être problématique quand on l’applique à un ensemble d’organisations pour lesquelles les processus ne sont pas les mêmes », dit-il.

Au MSSS, on assure que « la solution technologique en elle-même fonctionne correctement, malgré quelques enjeux de performance et d’interface […] corrigés rapidement par le fournisseur (ou en voie de l’être) ». Le MSSS affirme que « des banques d’heures sont prévues au contrat pour réaliser ces travaux » jugés « mineurs », que les anomalies constatées « ne concernaient pas des éléments pouvant mettre en danger la sécurité des patients » et que, parfois, des enjeux locaux expliquent les délais. « Rappelons qu’actuellement il y a plus de 70 versions de systèmes qui ne communiquent pas entre eux (dans les laboratoires du réseau de la santé). Il est normal qu’un projet d’une telle envergure nécessite des ajustements », dit le MSSS.

« Ils n’y arrivent pas »

Présidente de l’APTS au CHUM, Nathalie Moreau constate qu’« il y a toujours des corrections » avec le SIL-P, lancé en octobre dans son établissement.

L’idée est bonne d’avoir un système provincial. Mais c’est difficile à arrimer pour tout le Québec. Ils n’y arrivent pas.

Nathalie Moreau, présidente de l’APTS au CHUM

Mme Moreau ne comprend pas l’empressement de déployer le SIL-P dans d’autres établissements alors que les problèmes et les changements sont encore nombreux. « On n’a pas eu assez d’aide et on n’a toujours pas assez d’aide pour corriger les erreurs et pouvoir s’en sortir […] On continue à rouler tout croche », dit-elle.

Dans une infolettre envoyée le 1er mars aux hôpitaux et obtenue par La Presse, le MSSS dit être « conscient des défis rencontrés ». « Déployer le SIL-P dans l’ensemble de la province d’ici décembre 2025 ne sera pas une mince affaire », reconnaît le MSSS, qui dit avoir « mis en place plusieurs actions », notamment des « tribunes » pour « établir un dialogue plus fluide avec les cliniciens ». On promet aussi une « nouvelle version du SIL-P » en 2023.

M. Lawarée rappelle que « l’objectif d’une transformation numérique est l’économie, l’efficience et l’efficacité ». « Si, en implantant un logiciel numérique, tu fais perdre quelques secondes lors de chaque opération, ça pose des questions en matière d’efficience et, au final, ça remet en cause la pertinence de l’outil. »

Un contrat ambitieux qui ne respecte pas les règles ?

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jusqu’ici, cinq fournisseurs se partageaient le marché des systèmes d’information de laboratoire au Québec. D’ici trois ans, le système de Médisolution doit être implanté partout.

Avec ses 1338 critères à respecter, l’appel d’offres pour le projet de Système d’information de laboratoire provincial (SIL-P) lancé en 2017 était très ambitieux. Seules deux entreprises sur les cinq qui offraient déjà leurs services dans ce milieu au Québec ont déposé des soumissions conformes. Et le gouvernement a choisi un gagnant qui se fait accuser aujourd’hui de ne pas avoir eu toutes les licences requises à l’époque, a appris La Presse.

Dans le « Guide de bonnes pratiques concernant les contrats en matière de technologies de l’information » publié en 2016, le Secrétariat du Conseil du trésor écrivait qu’il est important « que les exigences et les critères de sélection » d’un appel d’offres public « ne soient pas excessifs afin […] de favoriser la concurrence ». Avec 1338 critères, cette recommandation a-t-elle été respectée dans l’appel d’offres du SIL-P ? « Plus de 1300 critères, ça me semble énorme. Je n’ai pas de moyenne pour comparer […] Mais plus on a des critères, plus c’est complexe », dit Justin Lawaré, professeur adjoint à l’École nationale d’administration publique (ENAP).

Professeur de droit public à l’ENAP, Nicholas Jobidon dit n’avoir « aucun doute que l’organisme public, qui est contraint de respecter une réglementation rigoureuse et demandante », a « fait son possible ».

Mais de manière générale, 1338 critères, c’est sûr que ça va rendre un appel d’offres difficile à gérer.

Nicholas Jobidon, professeur de droit public à l’ENAP

Un monopole

Alors que cinq fournisseurs se partageaient le marché des systèmes d’information de laboratoire au Québec, d’ici trois ans, le système de Médisolution doit être implanté partout. Dans un rapport du Conference Board du Canada et de HEC Montréal daté de mars 2017, on peut lire que « s’il restreint l’accès au marché à un seul fournisseur, le gouvernement devient dépendant de ce dernier », ce qui risque d’augmenter les prix à moyen terme.

N’aurait-il pas été plus facile d’obliger les cinq fournisseurs existants à se parler entre eux plutôt que d’imposer un système unique ? Selon M. Lawaré, il peut être intéressant de miser sur « l’interopérabilité » de logiciels informatiques. Mais cette solution peut aussi comporter son lot de complexité, notamment sur le plan de la propriété intellectuelle et du partage d’algorithmes. « En principe, c’est une bonne idée, mais en pratique, c’est plus complexe. Ça prend une volonté politique », dit-il. M. Jobidon rappelle que tout revient à une question « de gestion de risque ».

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Pour pouvoir distribuer un instrument médical au Canada, une entreprise doit détenir une licence d’établissement d’instruments médicaux (LEIM).

Un contrat à une entreprise sans licence ?

L’entreprise Médisolution ne détenait pas toutes les accréditations nécessaires quand le gouvernement lui a accordé le contrat de 165 millions pour implanter le SIL-P, selon une entreprise concurrente qui a déposé une poursuite en Cour supérieure. L’entreprise Omnitech Labs de Saint-Jean-sur-Richelieu estime que le gouvernement n’aurait jamais dû accorder le contrat et réclame aujourd’hui 75,4 millions de dollars en dédommagements au gouvernement, a appris La Presse.

Dans l’appel d’offres du SIL-P, lancé en décembre 2017, on indiquait que le soumissionnaire devait posséder « les permis, les licences […] et les attestations nécessaires ».

Pour pouvoir distribuer un instrument médical au Canada, une entreprise doit détenir une licence d’établissement d’instruments médicaux (LEIM). Cette licence offre l’assurance que les instruments médicaux « répondent aux exigences en matière de sécurité et d’efficacité », indique Santé Canada.

Or Médisolution ne détenait pas de licence valide lors de l’obtention du contrat en septembre 2019, dénonce Omnitech Labs. Dans une demande introductive d’instance, l’entreprise indique que « Médisolution ne remplit pas les conditions d’admissibilité de l’appel d’offres et que sa soumission doit être rejetée ».

Dans sa requête, Omnitech Labs dit avoir déposé une plainte dès mai 2019 à Santé Canada à ce sujet et avoir alerté à l’époque le GACEQ (aujourd’hui le Centre d’acquisition gouvernemental du Québec) qui avait accordé le contrat du SIL-P.

Président d’Omnitech Labs, André St-Jean dit trouver « décevant que le GACEQ n’ait pas attendu la fin de l’enquête de Santé Canada pour aller de l’avant avec ce contrat et n’ait pas agi en conséquence comme ils avaient dit ». Médisolution et le Centre d’acquisitions gouvernementales n’ont pas voulu commenter le dossier puisque celui-ci se trouve devant les tribunaux.

1. Lisez l’article « Un lancement “broche à foin” »

Qu’est-ce qu’un SIL ?

Un système d’information de laboratoire (SIL) est essentiellement un logiciel qui permet d’acquérir les données provenant des robots de laboratoire, d’analyser ces données et de fournir des résultats aux professionnels de la santé pour guider les soins aux patients. Ces logiciels permettent par exemple de dire à un patient qui a eu une prise de sang s’il souffre bel et bien de diabète, de jaunisse ou d’autres maladies.

Des exemples de pépins du SIL-P

Quand ils entrent un nouveau patient dans le système, les travailleurs de la santé doivent remplir le champ « espèce ». Ce champ ne comporte qu’un seul choix : « humain ». Des intervenants doutent de la pertinence de cette case à une seule option.

Dans le champ « adresse » du patient, les travailleurs de la santé doivent indiquer l’appartement en premier et le nom de la rue sans accent par la suite. Un champ « appartement » existe également, mais doit être laissé vide. Ce qui porte parfois à confusion.

Dans une infolettre envoyée aux hôpitaux, le MSSS fournit trois pages de « trucs et astuces » pour mieux utiliser le SIL-P. On précise que les utilisateurs doivent « bien choisir leur clinique », car une erreur peut « entraîner des délais de traitement de l’usager ».

Dans cette infolettre, on indique que certains moteurs de recherche dans des modules du SIL-P ont des caractéristiques distinctes. Dans l’un d’eux, il faut savoir qu’une parenthèse « fait partie » du mot. « Par exemple : “(DR” ne sera pas trouvé en indiquant “DR”. »

En savoir plus
  • 189 millions
    Nombre d’échantillons traités chaque année dans les laboratoires du Québec
    Source : Ministère de la Santé et des Services sociaux