Le vendredi 9 janvier 1998, il y a 25 ans, André Caillé, patron d’Hydro-Québec, a silencieusement prié Dieu pour que la pluie cesse.

Ce soir-là, de la fenêtre de son bureau, au 21étage du siège social du boulevard René-Lévesque, c’est un Caillé désespéré qui voyait s’abattre sur le complexe Guy-Favreau ce déluge froid qui se transformait en glace en touchant le sol.

En entrevue récemment, il se souvenait bien de ce moment de désespoir. Du contexte, aussi, un épisode maintes fois raconté. À ce moment, une seule ligne à haute tension qui enjambait la rivière des Prairies reliait l’île de Montréal, assurant le fonctionnement des usines de traitement d’eau et « les clients de première priorité » comme les hôpitaux. Si la pluie s’était prolongée une demi-heure de plus, cette ultime ligne aurait été sérieusement à risque.

Alors chef de cabinet du premier ministre Lucien Bouchard, Hubert Thibault se souvient d’un autre motif d’inquiétude, plus rarement évoqué. La structure de tous les ponts de Montréal était couverte d’une couche de huit centimètres de glace. Avec un mercure frôlant 0 °C, cette glace était susceptible de s’abattre sur les autos et de fracasser les pare-brise. Évacuer l’île devenait impossible, se souvient-il.

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Déglaçage du pont Champlain, le 10 janvier

Le gouvernement, qui se faisait fort d’être transparent tout au long de la crise, n’avait rien dit publiquement.

Dans ces opérations, plus tu es dans la marde, moins il faut que cela se sache.

Hubert Thibault, ancien chef de cabinet de Lucien Bouchard, il y a quelques jours

Une panique générale est toujours à craindre. Statistiquement, une telle catastrophe était susceptible de survenir tous les 140 ans.

Caillé est à Paris quand le verglas commence. Rentré d’urgence, il passe directement de l’aéroport à Saint-Hyacinthe pour un point de presse avec Lucien Bouchard.

Il « gèle comme un coton ! », admet-il, avant qu’on lui apporte un chandail à col roulé plus approprié. Un vêtement qui deviendra l’emblème de la résilience des hydro-québécois.

Le « Vendredi noir », une trentaine de pylônes d’acier se sont effondrés sur la Rive-Sud. Montréal, qui consomme normalement 20 000 mégawatts, n’en reçoit plus que 600. C’est le début d’une crise sans précédent qui durera plus de cinq semaines. Pas moins de 1,4 million de clients d’Hydro-Québec seront privés de courant, en plein hiver, par trois vagues successives de pluie verglaçante, qui dureront au total 82 heures. Il faudra réparer 3000 km du réseau de distribution, sur un territoire grand comme l’Irlande.

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Pylônes effondrés en cascade sur la Rive-Sud

Devant l’ampleur de la crise, Lucien Bouchard décide rapidement qu’il tiendra une conférence de presse quotidienne, François Legault fera le même choix au début de la pandémie. Bouchard, pendant six semaines, projette l’image d’un capitaine tenant solidement la barre. En revenant sur cette période, il y a cinq ans, il admettait avoir souvent improvisé, « travaillé à l’instinct ».

Caillé et le porte-parole d’Hydro-Québec Steve Flanagan deviennent aussi des vedettes des téléjournaux.

« Ma sœur avait subi une panne de courant, et avait passé un coup fil à Hydro. Devant l’air dubitatif de l’employé, elle veut mettre de la pression : “Et si je vous disais que je suis la sœur de Steve Flanagan !” », lance-t-elle. « Bien oui… et moi je suis la reine d’Angleterre ! », réplique l’employé.

Réflexe d’avocat, le premier ministre est toujours avide d’informations sur l’état du réseau, sur les risques à venir, sur les opérations et les scénarios de rechange. « Il voulait tout savoir, jusqu’au menu des gens qui étaient hébergés dans les 450 refuges », se souvient Jean-François Lisée, aussi dans le cercle du premier ministre. Ce dernier avait une approche « séquentielle », et « réglait un problème à la fois ».

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Le premier ministre Lucien Bouchard et le PDG d’Hydro-Québec, André Caillé, lors d’une conférence de presse, le 9 janvier 1998

Dès les premières heures, il a l’instinct de concentrer toutes les décisions à son bureau, réunissant tous ceux qui ont des informations sur la situation ; leurs rapports sont souvent accueillis par un silence, éloquent, du patron.

Mais cette boulimie d’informations ne l’empêche pas de décider rapidement. Un jour, André Caillé le prévient qu’il veut acheter « tous les poteaux de téléphone disponibles en Amérique du Nord ». Il obtient le feu vert sur-le-champ. « On a même envisagé de réquisitionner un énorme avion pour tout transporter rapidement », se souvient Steve Flanagan. Tous les poteaux… « et toutes les génératrices aussi », renchérit Caillé. Pas de décret ministériel, pas d’autorisation du Conseil du trésor. Québec achète aussi 100 000 lits de camp qui, restés dans l’entrepôt, atterriront 12 ans plus tard en Haïti, au lendemain du séisme.

Autre moment fébrile, la ligne de Beauharnois, 1000 mégawatts, est désactivée par accident, un « fil de garde » tombant par-dessus. Il faut envoyer un employé rétablir la liaison, par hélicoptère. L’employé, qui s’est porté volontaire, doit sauter de l’hélicoptère pour s’agripper au pylône, raconte Caillé. Une première mondiale, claironne aussitôt Hydro-Québec. Pendant 24 heures. Car en fait, cette opération se répétera des centaines de fois, confie M. Flanagan. « Et on l’a appris en lisant La Presse », raconte-t-il.

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Opération spectaculaire à bord d’un hélicoptère visant à réparer un pylône, le 15 janvier 1998

Avec une telle crise aujourd’hui, convient André Caillé, le président d’Hydro-Québec n’aurait pas la même latitude. Des protocoles ont été établis par la suite, pour baliser les décisions. « Mais quand ça se corse, parfois, il faut que tu mettes le livre de côté et que tu avances », résume l’ex-patron. Une fois le calme revenu, la société d’État aura plus de peine à imposer ses volontés. Ainsi, il faudra des années pour réaliser le « bouclage » recommandé pour les lignes de haute tension dans le « triangle noir ».

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Construction de la ligne à haute tension Hertel-Des Cantons, à Saint-Césaire, en 2003

La ligne Hertel-Des Cantons sera complétée, mais après une guérilla judiciaire avec les résidants.

Toutes nos lignes d’approvisionnement se trouvaient sur la rive nord du fleuve, il fallait une autre source pour nous sécuriser.

André Caillé, ex-patron d’Hydro-Québec

Aussi, Hydro-Québec réclamait avec insistance une source d’énergie proche Montréal. Cinq ans plus tard, Jean Charest tirait un trait sur le projet de centrale au mazout du Suroît, proche de la métropole. « M. Charest était pourtant favorable au Suroît », se souvient Caillé.

D’autres investissements sont moins visibles. Un milliard sera injecté pour la mise en place de compensateurs visant à atténuer les fluctuations de courant sur les très longues lignes de transport. On adoptera un nouveau design pour les pylônes et on ajoutera des éléments renforcés destinés à freiner une nouvelle cascade d’effondrements.

Le verglas a eu des conséquences politiques imprévues. Ottawa était en Cour suprême sur la « sécession du Québec » et Lucien Bouchard a hésité, a demandé l’avis d’André Caillé, avant de passer un coup de fil à Jean Chrétien pour lui demander l’aide de l’armée canadienne. Quelque 12 000 militaires sont venus prêter main-forte. La victoire à l’arraché du Non au référendum un an plus tôt a rendu Ottawa plus clément.

Avec Ottawa, un long contentieux apparaîtra toutefois quant à l’acquittement de la facture liée au verglas.

« Cet évènement a créé beaucoup de solidarité dans la société québécoise. C’était tellement gros ! », résume l’ex-patron d’Hydro. Il se souvient de son cousin à Saint-Jean-sur-Richelieu qui recevait tous ses voisins autour de son énorme foyer, « pour un party de solidarité, un évènement social unique », retient le patron d’Hydro, un quart de siècle plus tard.