Ils sont des acteurs de changement dans leur domaine. Mais on les connaît peu ou pas. La Presse vous en présente tout au long du temps des Fêtes.

Tout le monde ou presque connaît Fady Dagher, le nouveau chef de police de Montréal qui a piloté un changement de culture lorsqu’il était à la tête de la police de Longueuil. Mais dans l’ombre de ce chef hors norme se cache une sociologue-anthropologue, Gabriela Coman.

Ensemble, ils ont élaboré le projet « Immersion », qui a mené au nouveau modèle de « police de concertation » qualifié de « police de l’avenir » par le gouvernement du Québec.

Lorsque Fady Dagher débarque à la police de Longueuil en 2017, il recrute trois employés du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence à Montréal.

Parmi eux : Gabriela Coman, qui travaille alors sur un projet avec des familles québécoises et européennes de jeunes partis faire le djihad en Syrie.

Au départ, la sociologue ne se voit pas travailler « pour la police ». « Oublie ça », répond-elle à un premier ami qui lui envoie l’offre d’emploi.

« La police, c’est une organisation très hiérarchique, c’est paramilitaire, explique la quadragénaire, alors que je ne suis pas quelqu’un qui obéit si je n’y trouve pas un sens. »

Mais un second ami, qui a connu le chef Dagher au début des années 2000, lui recommande aussi de postuler.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Fady Dagher en 2017, alors chef du Service de police de l'agglomération de Longueuil

Déjà à l’époque, Fady Dagher misait sur l’importance de tisser des liens avec les populations vulnérables.

Sa curiosité est piquée.

Celle qui a grandi en Roumanie a connu la Securitate, la terrible police politique du communisme.

Comme beaucoup d’immigrants, tu restes avec une certaine image des forces de l’ordre. En Roumanie, on ne voulait surtout pas être identifié comme travaillant avec ce genre de force.

Gabriela Coman

« Disons que j’ai toujours été critique de la police », dit l’intellectuelle qui possède deux maîtrises sur les questions d’ethnicité et de nationalisme de droite. L’une en sociologie et l’autre en anthropologie.

Durant ses études universitaires, elle s’intéresse « toujours au même filon : les questions d’identité et de différences », explique celle qui déménage au Québec en 2001 pour faire son doctorat.

« En d’autres mots, comment on peut mieux vivre ensemble, la majorité et les minorités, avec nos différences, sans écraser l’autre. »

Elle réalise ensuite un postdoctorat sur les manifestations du printemps érable en 2012. « Disons que la police n’a pas été amicale durant cette période, résume-t-elle. Ça renforçait mes appréhensions. »

Sauf qu’elle enseigne ensuite la sociologie à de futurs policiers au collège Ahuntsic.

Et là, elle découvre des jeunes « hypercurieux », animés d’un « grand désir de comprendre différentes réalités ».

« J’ai vraiment eu du fun avec eux, décrit-elle. Je leur donnais 100 pages à lire en une semaine, et la semaine suivante, ils les avaient lues. »

Critiquer librement

À son entrevue d’embauche à la police de Longueuil, la sociologue précise qu’elle tient à sa liberté de critiquer.

Dès sa première réunion avec Fady Dagher, elle ne se gêne pas quand le chef lui résume ses réalisations pour se rapprocher des communautés, dont la formation de comités (jeunes, Noirs, Arabes, Asiatiques, etc.) que la police consultait au besoin.

« Moi, je ne ferais pas ça », lui lance-t-elle après sa présentation.

Aux yeux de la sociologue, ce type de comités contribue à la stigmatisation, à la mise en silo des communautés. Si tu parles seulement aux porte-parole, tu perds toutes les nuances qui existent dans ces communautés, poursuit-elle.

« Mon commentaire l’a surpris, mais il était ouvert à essayer autre chose », se souvient la sociologue.

Avec ses deux autres collègues civils nouvellement embauchés, Mme Coman entreprend une grande tournée des groupes communautaires pour connaître leurs perceptions et leurs attentes envers la police.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Le Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL) a rendu hommage à Gabriela Coman à la fin du dernier stage Immersion, alors que le chef a reconnu son « potentiel unique », son « immense dévouement pour le SPAL, mais surtout, un altruisme qui guide chacune de ses initiatives ».

Au refuge pour sans-abri L’Abri de la Rive-Sud, on lui raconte une histoire qui la renverse : deux patrouilleurs à la recherche d’un homme en crise sont entrés de force dans le bureau d’un intervenant. Ce dernier leur avait interdit l’entrée, car il détenait des renseignements confidentiels qu’il n’était pas autorisé à communiquer à la police. L’intervention a dégénéré. L’employé a eu le bras cassé.

Les gens de l’organisme en itinérance lui ont raconté l’évènement comme s’il avait eu lieu la veille. Or, cela s’était déroulé cinq ans plus tôt. « Je voyais la profondeur de la blessure », décrit la sociologue.

Dans certains groupes communautaires où la méfiance envers la police est grande, Mme Coman et ses deux collègues répètent : « On comprend vos critiques. On va amener ces points de vue à l’interne et travailler pour que ça change. »

Le mot se passe dans toute l’agglomération : « trois civils un peu particuliers » ont intégré le corps policier.

« Je représentais la police sans mettre en évidence la culture policière, résume Mme Coman. Ç’a été essentiel pour créer les liens avec les partenaires. »

C’est ici que ses études en anthropologie influencent la suite des choses. En Roumanie, elle avait déjà fait des stages immersifs de deux à trois semaines notamment dans des villages. Les étudiants étaient en binôme. Chaque jour, ils faisaient un retour sur ce qu’ils avaient vécu.

Et si les policiers faisaient la même chose chez les populations vulnérables ?

« Je ne pensais jamais qu’on pourrait le faire. C’est énorme d’un point de vue financier, organisationnel et aussi d’un point de vue émotionnel. »

Le chef Dagher a proposé une durée de cinq semaines. « Même au baccalauréat en anthropologie, je n’avais pas fait de stage aussi long », lâche-t-elle.

Ainsi, 30 policiers en civil et sans arme ont vécu différentes expériences – souvent déstabilisantes – dans la communauté pour la première fois à l’automne 2019. Le programme de développement professionnel baptisé Immersion a été répété deux autres fois depuis.

Refuge pour sans-abri, maisons de jeunes, familles de réfugiés ou encore d’enfants autistes, organismes de santé mentale, mosquées : autant d’« immersions » dans des milieux que les agents connaissaient peu ou mal.

La Presse avait d’ailleurs raconté cette première expérience dans une série de reportages.

Lisez « Projet Immersion : district Longueuil » Lisez « Projet Immersion : la provocation » Lisez « Projet Immersion : le choc du voile pour des policiers de Longueuil » Lisez « Projet Immersion : tout peut arriver » Lisez « Projet Immersion : le retour à la réalité »

Des policiers ont témoigné devant leurs collègues que l’expérience les avait transformés. « Une policière nous a dit que pour elle, il y avait un AVANT et un APRÈS Immersion, décrit la sociologue. Ça a changé sa vie ; sa façon d’interagir dans des situations limites. Maintenant, elle sait comment les autres peuvent se sentir quand la police intervient. »

Le stage en a réconcilié plusieurs avec leur métier. Cela a redonné du sens à leur travail au quotidien. « Je suis entré dans la police pour aider le monde, et avec le temps, j’avais oublié pourquoi je faisais cela », a témoigné l’un d’eux.

Ce même agent est d’ailleurs devenu un policier RESO, la « continuité » du stage Immersion. Les policiers RESO sont accessibles, circulant à pied et se concentrant sur la prévention dans des zones vulnérables.

L’idée étant que les policiers travaillent avec les partenaires du milieu pour mieux intervenir avant la crise, avant l’appel au 911. Et pour cela, il faut qu’ils apprennent à se connaître et à se faire confiance.

Lisez « La police de l’avenir »

Sans un « chef extrêmement ouvert aux profils atypiques », on n’y serait pas arrivé, insiste Mme Coman, humble quant à son apport au changement de culture.

« Je suis là pour soulever des points dissonants dans cette culture policière et comment on peut l’amener à travailler différemment. »

Québec et plusieurs maires influents vantent désormais ce modèle de police de concertation.

« Tu ne peux pas avoir une institution avec un rôle aussi important dans la société qui reste ancrée dans des réalités du passé, croit la sociologue. On n’est plus dans une société directive, il faut être à l’écoute de l’autre ; se mettre à égalité avec les partenaires. »