Trente policiers retirés de la patrouille pendant cinq semaines pour plonger dans des réalités qu’ils connaissent peu ou mal. Privés de leur arme et de leur uniforme, ils sont déstabilisés dès le départ. La Presse a eu un accès exclusif à cette expérience totalement inédite.

« Ça sent pas bon par icitte. »

Pierre-Luc* rôde autour des policiers Jean-François Pouliot et Marie-Pier Laverdière depuis leur arrivée à l’Abri de la Rive-Sud ce matin-là. Le duo est en stage pour la journée dans le refuge pour sans-abri du boulevard Sainte-Foy, à Longueuil.

L’air bête, le regard agressif, le sans-abri tente par tous les moyens d’attirer leur attention.

Son attitude contraste avec celle des autres bénéficiaires qui jasent calmement des raisons qui les ont menés à la rue avec les deux policiers curieux d’entendre leurs histoires.

Voyant que Pierre-Luc ne cesse de les provoquer, la jeune et menue policière lui propose de jaser en tête-à-tête. Ils se déplacent à la table d’à côté.

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L’agente Marie-Pier Laverdière dans les locaux du refuge l’Abri de la Rive-Sud

Son collègue Jean-François s’assoit de façon à toujours garder un œil sur sa partenaire tout en poursuivant sa conversation avec les autres sans-abri. Il est privé de son uniforme et de son arme à feu, mais il n’a pas perdu ses réflexes.

« Il ne faut pas tous nous mettre dans le même panier », dit Marie-Pier à Pierre-Luc.

« Je sais », répond-il en s’adoucissant un peu. Ce changement d’attitude sera de courte durée.

Dès qu’ils sont assis à l’écart, il se vante d’avoir commis un meurtre pour lequel il a fait 14 ans de prison. Quand des agents sont baveux, dit-il, lui aussi devient très baveux.

« Je vais te tester quand tu vas aller à ton char », lâche-t-il.

« Pardon ? », lui répond-elle en faisant de grands efforts pour garder son calme.

Il répète sa menace.

« Non. Tu ne feras pas ça », poursuit-elle avant de mettre fin à la conversation.

Lorsqu’elle s’éloigne de Pierre-Luc, la policière a les jambes molles. Elle se sent vulnérable sans son uniforme ni son arme de service.

« Ouf ! Ça, c’est de l’immersion », lâche-t-elle à son partenaire.

***

Ici, il n’y a pas si longtemps, la police était très mal accueillie.

La police accusait le refuge de cacher des criminels, explique la coordonnatrice clinique de l’Abri de la Rive-Sud, Julie Tessier. Les intervenants de l’organisme communautaire se disaient : « Pour qui ils se prennent, les policiers ? Ils ne comprennent rien à ce qu’on fait », dit-elle.

En 2012, cette incompréhension du rôle de chacun a pris une tournure tragique.

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Un sans-abri de passage à l’Abri explique au policier Jean-Francois Pouliot ses conditions de vie. 

À la recherche d’un homme qui avait tenu des propos suicidaires, la police est entrée dans la ressource tôt le matin. Or, l’homme en détresse avait déjà quitté les lieux.

Lorsque les patrouilleurs ont voulu vérifier la fiche de présences pour confirmer les dires de l’intervenant du refuge, ce dernier s’est braqué. « Vous n’entrez pas dans mon bureau, a averti l’employé. Il y a des renseignements confidentiels ici. »

Les policiers sont entrés quand même… de force. Ils lui ont fait une clé de bras et l’ont plaqué au sol.

L’employé a eu le bras cassé et un choc post-traumatique. Il n’a jamais été capable de retourner travailler.

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Un sans-abri raconte au policier Jean-François Pouliot
 combien il est difficile de survivre dans la rue. 

Le projet Immersion est une « excellente idée », croit Mme Tessier. D’un côté, les policiers doivent comprendre que s’ils se présentent « avec de l’attitude, le torse bombé, les mains sur le ceinturon », ils dégagent « l’autorité et le pouvoir ». « Avec la clientèle vulnérable, ils vont frapper un mur », poursuit-elle.

Et du côté du communautaire, « on a besoin de la police », insiste-t-elle. Encore hier, « une femme trans s’est mise à se déshabiller et à uriner sur la bâtisse pour protester contre le fait qu’on n’avait plus de chambre disponible », raconte-t-elle.

« Notre quotidien, c’est de désamorcer l’urgence, conclut Mme Tessier. Mais parfois, on n’est pas capables de désamorcer, et là, on appelle la police. Aussi bien travailler en collaboration. »

***

À l’auberge pour jeunes l’Antre-temps, où ils ont aussi passé du temps en stage, les agents sont à nouveau « testés ».

« J’ai un préjugé que pour être une police, faut pas être intelligent », lance Mathieu* aux policiers venus passer la soirée avec la douzaine de jeunes qui y sont hébergés.

Ici, des jeunes souffrant d’anxiété grave côtoient de nouveaux arrivants à peine sortis de l’adolescence qui ont immigré sans leurs parents.

Certains jeunes qui y résident ont une déficience intellectuelle légère. D’autres, un trouble du spectre de l’autisme. Tous sont sans-abri ou à risque de l’être.

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Pour les anciens bénéficiaires comme Mathieu, les portes de l’Antre-temps sont toujours ouvertes. 

La plupart ont des parents trop « tout croches » pour s’en occuper, résume l’une des intervenantes, Myriam Lepage-Lamazzi.

Mathieu, dans la jeune vingtaine, a eu souvent à faire avec la police dans sa courte vie. Une fois, son frère et lui ont composé le 911 parce qu’ils avaient peur que leur mère – en psychose – se « slogue le cou » à la seconde où ils la lâcheraient des yeux. « Les policiers ont été corrects et ont attendu l’ambulance avec nous », décrit-il.

Une autre fois, c’était à son tour d’être en psychose. Il raconte avoir fait une connerie qui lui a valu un transport en ambulance escorté par un policier. « J’ai perdu les pédales et j’ai frappé le policier », dit-il.

Mais le policier a été « cool », poursuit le jeune. « On a passé un deal : je ne me pends pas, puis lui, il ne porte pas plainte contre moi. »

Ce que Mathieu déteste, par contre, c’est quand la police le dévisage dans les rues. « Comme si j’étais louche ou que je valais rien, juste à cause de ce que j’ai l’air. » Le jeune homme a un capuchon vissé sur la tête, été comme hiver. Et il porte souvent de vieux vêtements tachés de peinture, car il suit un cours de peintre en bâtiment.

Les policiers passeront la soirée à répondre aux questions des jeunes. Mathieu leur montre une image trouvée sur l’internet d’un étui de cellulaire en forme de Glock. « J’aimerais ça m’en acheter un », dit le jeune.

« Si on te voit avec cela, on peut penser que c’est une vraie arme, et ça peut très mal virer », lui explique la policière Catherine Barrette.

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Partie de billard âprement disputée entre un jeune du refuge l’Antre-temps et le policier Louis Bérubé

Celle qui est entrée au SPAL il y a deux ans est à l’aise avec cette clientèle « poquée ». Elle a fait un certificat en intervention santé mentale après avoir été diplômée de l’École nationale de police.

Ce soir-là, la policière Barrette attire les confidences.

« Moi, je n’ai plus confiance en la police », lance Gabriel*, un autre jeune hébergé, à la jeune agente. Elle comprend tout de suite que l’ado de 16 ans en a gros sur le cœur.

Ce grand garçon au visage juvénile a porté plainte à la police pour une agression sexuelle. Sa plainte n’a pas été retenue.

« Il y a du monde qui porte plainte des années après l’agression puis on les croit, dit-il. Moi, ça faisait six mois que c’était arrivé puis l’enquêteur et la procureure ont fermé le dossier après quelques semaines. »

L’agente Barrette lui explique avec douceur qu’il peut y avoir beaucoup de raisons pour lesquelles une plainte n’est pas retenue. « Ça ne veut pas dire qu’ils ne t’ont pas cru », dit-elle.

L’ado se retire dans sa chambre, submergé par l’émotion.

On voit encore des policiers qui débarquent avec leurs gros bras, mais je dirais qu’ils sont l’exception. De plus en plus, on les sent sensibilisés aux enjeux de santé mentale.

Isabelle Lindsay, coordonnatrice, ressources humaines et intervention, à l’Antre-temps

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En début de stage, un employé de la Ville de Longueuil, Mathé-Manuel Daigneault, est venu expliquer aux policiers les subtilités de la diversité sexuelle et de genres.

Après avoir passé une heure à décrire les différentes réalités de la communauté LGBTQIA2S+**, le conférencier de 27 ans sent que certains policiers trouvent ses explications compliquées.

« L’orientation sexuelle est différente de ton identité sexuelle. Tu peux être un gars trans gai. Est-ce moins flou ? », leur demande-t-il.

« Non, c’est pire », lance le patrouilleur Jonathan Guertin.

« Si tu peux te reproduire avec une femme et que tu as un pénis, tu es un homme », dit le policier.

Les policiers débattent alors à savoir dans quelle cellule envoyer une femme trans si elle a encore son pénis.

« Je ne ferai pas d’exception pour un homme trans qui a encore un pénis », dit cet agent.

On lui fait remarquer qu’il veut en fait parler d’une femme trans qui n’aurait pas terminé sa transformation.

Un homme trans est plutôt une personne née femme qui rejette son identité d’origine.

« C’est tannant de toujours s’adapter à la minorité. Si elle a un pénis, il y a une question de sécurité pour ne pas la mettre en cellule avec les autres femmes », affirme pour sa part la patrouilleuse Marie-Ève Cloutier, appuyant son confrère.

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Pendant leur stage, les policiers ont reçu la visite de différents conférenciers, dont Mathé-Manuel Daigneault (absent sur la photo), et ont participé à diverses mises en situation.

« La réalité, c’est qu’on n’a pas de Caitlyn Jenner sur notre territoire, ajoute le sergent Jean-François Pouliot. Si on est à la recherche de Stéphanie qui se fait appeler Stéphane, mais que la transformation de Stéphanie est loin d’être complète faute d’argent, bien il va falloir chercher Stéphane. Parce que si les patrouilleurs cherchent une Stéphanie, ils ne la trouveront pas. Stéphanie a encore vraiment l’air d’un Stéphane, mais en robe. »

L’animateur conclut sa conférence en annonçant qu’il est lui-même un gars trans.

La plupart ne l’avaient pas vue venir.

« Ce qui veut dire ? », demande le patrouilleur Martin Vézina, pas certain d’avoir tout compris.

« À la naissance, j’étais une fille », répond-il.

« Ah ben », lâche le policier de 47 ans, bouche bée.

Les patrouilleurs bombardent alors le conférencier de questions dans leur style direct habituel. Certains avec une bonne dose d’humour, quand même. « Es-tu opéré ? » « As-tu déjà porté des robes ? » « Pis la grippe, c’est-tu pire depuis que tu es devenu un gars ? »

Le jeune employé de la Ville répond à toutes les questions sans gêne. Il leur raconte alors un incident survenu avec… l’un de leurs confrères patrouilleurs de Brossard.

Un soir, Mathé-Manuel sort au bar Le Skratch avec des amis qui ne savent rien de sa transformation en cours. Il prend déjà des hormones. Il a subi une mastectomie. Il porte déjà le nom de Mathé-Manuel, mais il n’a pas encore fait son changement de nom à l’état civil. Il est au début de la vingtaine.

Un policier entre dans le bar à la recherche d’un suspect – dans la quarantaine – qui a commis un délit de fuite tout près de là. Il demande aux hommes présents dans le bar de s’identifier.

Mathé-Manuel présente au policier sa carte, sur laquelle son prénom original apparaît. La carte est donc au nom d’une jeune femme. En plus, sur la photo, la fille a une longue chevelure alors que devant lui, le policier a un homme aux cheveux courts.

Le policier s’énerve : « Tu me niaises-tu ? » Il le bombarde de questions devant ses amis.

« Il m’a demandé le nom de mon médecin, de mon pharmacien et de mon psy devant mes amis, raconte le jeune homme. Honnêtement, je n’étais clairement pas son suspect. Pourquoi tant de questions devant tout le monde ? »

« Disons que ça a changé le mood de la soirée », poursuit le conférencier.

L’un des patrouilleurs se porte à la défense de son confrère : « Ça ne fait pas partie du quotidien de notre travail. Le policier est alors dans une situation d’urgence où il doit retrouver le suspect d’un crime grave. Je pense que si tu lui avais demandé d’aller à l’écart de tes amis pour répondre à ses questions, il aurait compris. »

« Si on t’arrête, on doit te fouiller avant de te mettre en cellule, on fait quoi ? », lui demande une autre patrouilleuse.

« Je dirais : “Envoie-moi ton employé le plus ouvert !” Rappelez-vous qu’il y a autant de façons de vivre sa transition que de personnes trans. »

* Certains bénéficiaires des organismes communautaires ont demandé à La Presse de les identifier seulement par leur prénom pour des questions de confidentialité. Parmi eux, certains ont tout de même accepté d’être photographiés.

** Lesbiennes, gaies, bisexuelles, transsexuelles, queer, intersexes, deux-esprits et alliées