(Québec) Il arrivait de Tel-Aviv. En atterrissant à l’aéroport de Dorval ce 15 septembre 1997, le gros porteur marquait la fin d’une saga. Les vols internationaux réguliers ne transitaient plus par l’île de Montréal depuis 22 ans. C’était la conclusion d’une incroyable cascade d’erreurs de planification. Il y a 25 ans s’amorçait le transfert des vols internationaux de Mirabel à Dorval.

Il s’agissait alors de stopper une hémorragie. Montréal avait déjà été la porte d’entrée, le passage obligé au pays comme aéroport international. En 1997, avec ses deux aéroports, Montréal était passé au quatrième rang, derrière Toronto, Vancouver et même Calgary. En 2019, les choses avaient peu bougé. Toronto a 50 millions de passagers par année, Vancouver 26. Montréal, avec 20 millions, dépasse de bien peu Calgary et ses 18 millions.

Ce recul s’explique facilement, observent encore aujourd’hui les spécialistes. Annoncé en 1969, l’aéroport de Mirabel entre en activité en 1975, à temps pour les Jeux olympiques. On voulait faire vite. À l’origine, on prévoyait une liaison directe par autoroute, avec le prolongement de la 13, on voulait terminer la 50 arrivant de l’Outaouais, on planifiait même un lien ferroviaire — le sous-sol du terminal comprend une gare qui n’a jamais servi. On prévoyait six aérogares, mais un seul sera construit. L’édifice désaffecté depuis 2004, truffé d’amiante, représentera éventuellement un sérieux problème.

L’aéroport de Mirabel est à 55 kilomètres du centre-ville de Montréal, une distance maintenant normale pour les nouveaux aéroports à travers le monde.

« Ailleurs, c’est un avantage d’être loin, mais les installations sont connectées avec les réseaux de transport. Si on l’avait fait pour Mirabel, on aurait aujourd’hui un aéroport totalement fonctionnel », observe Jacques Roy, professeur spécialisé en gestion du transport à HEC Montréal. Celui qui a été l’expert retenu par le groupe qui, en 1997, voulait empêcher le transfert des vols. Ses recherches l’avaient amené à rencontrer tous les transporteurs à l’époque. « Tous m’avaient dit : “Si vous avez à choisir un aéroport, choisissez Mirabel” », se rappelle M. Roy.

Des années plus tard, Denver, au Colorado, aura un débat identique quant à l’organisation du transport aérien. Les responsables ont décidé de ne conserver qu’un seul aéroport en disant : « Remember Montreal ! » Cela avait clos le débat sur un système bicéphale, souligne M. Roy. Aujourd’hui, l’aéroport international Lester-B.-Pearson de Toronto est de loin l’aéroport dominant au Canada, mais il l’a échappé belle. On avait envisagé un aéroport international à Pickering, un projet abandonné. Avec deux terminaux éloignés, les correspondances seraient vite devenues le même casse-tête qu’ici.

Ainsi, la décision de conserver l’aéroport de Dorval, aujourd’hui Pierre-Elliott-Trudeau, après 2,4 milliards de dollars de travaux, deviendra avec le temps une maladie mortelle pour Mirabel.

Un pis-aller, puisque « YUL », enclavé, sera gravement limité dans son développement.

« Dans une trentaine d’années », estime aujourd’hui John Gradek, qui était au moment de la construction attaché politique du ministre responsable de la région Argenteuil–Deux-Montagnes, Francis Fox. Si tout le trafic avait alors été transféré à Mirabel, les installations fonctionneraient encore aujourd’hui. Mais la « politique », les tensions entre Ottawa et Québec, auront scellé le sort de l’aéroport, observe M. Gradek, qui a fait carrière chez Air Canada par la suite. « Aéroports de Montréal [ADM] a une vision pour 10 ans. Il faudrait planifier sur 30, voire 50 ans. »

Il y a 25 ans, les compagnies aériennes — Air Canada en tête, suivie de Canadian International et d’Alitalia – exerçaient beaucoup de pression pour rapatrier toutes leurs activités à Dorval. Lufthansa avait ouvert le bal en 1995 en partant pour Toronto. Pour Air Canada, la proximité du centre d’entretien était vitale ; privatisé par la suite, Aveos est désormais fermé. Dans son plan, Ottawa prévoyait ne maintenir à Dorval que les liaisons avec Québec, Ottawa et Toronto. C’était sous-évaluer la détermination de la coalition dirigée par la Chambre de commerce, l’industrie touristique et les hôteliers, farouchement opposés à cette réduction du trafic à Dorval.

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L’aéroport de Mirabel sert dorénavant au transport de marchandises.

Mehran Ebrahimi, directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile de l’ESG UQAM, estime que c’est la décision d’envoyer les vols internationaux à Mirabel qui a « entraîné des coûts importants pour Montréal ». « On a perdu alors notre position de destination de correspondance. Montréal était une porte d’entrée pour les voyageurs d’Europe et même d’Amérique du Sud. En maintenant deux aéroports, on a énormément fragilisé notre position avec cette obligation de faire une correspondance. Le retour vers Dorval n’a pas permis de revenir à la situation antérieure, mais a contribué à réduire l’hémorragie ; on a cessé de reculer », observe le spécialiste.

Depuis l’annonce du projet, en mars 1969, Mirabel a volé de controverse en controverse.

Premier écueil, le gouvernement de Pierre Trudeau a forcé l’expropriation de 3900 familles – 33 000 hectares, presque la superficie de l’île de Montréal. Incidemment, les meilleures terres agricoles du Québec. Les deux tiers des expropriés ont accepté la compensation financière du fédéral. Mais pour 1200 familles expulsées de leurs fermes, le combat a duré jusqu’en 1985, quand le gouvernement Mulroney a décidé de rétrocéder 27 000 hectares. Seulement 5 % du territoire exproprié sera finalement nécessaire à l’aéroport. À l’ère du Concorde, les planificateurs croyaient que les appareils supersoniques seraient les avions du futur ; il fallait des pistes très longues… et beaucoup d’espace autour.

Aujourd’hui, une seule des deux pistes est utilisée. Mais le pôle « YMX » sert au transport de marchandises pour FedEx et UPS, notamment. Airbus et Pratt & Whitney y ont des installations, 4800 emplois directs sont liés aux activités aériennes, souligne Anne-Sophie Hamel, porte-parole d’ADM. Anecdotes : les bolides de la F1 transitent par Mirabel, et l’immense Antonov ukrainien (détruit récemment pendant la guerre) a utilisé cette piste, la deuxième du pays en longueur, pour livrer de l’équipement de protection contre la COVID-19.

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Appareil Antonov An-225 ayant atterri à Mirabel en mai 2020 pour livrer de l’équipement de protection contre la COVID-19

Le choix de Mirabel comme site avait été une première erreur. Le gouvernement fédéral privilégiait la région de Vaudreuil-Soulanges, bien mieux pourvue du côté du transport terrestre, un avantage évident avec le prolongement plus récent de l’autoroute 30. Un autre scénario préconisé par Québec visait Drummondville, entre la capitale et Montréal, un site qui avait l’inconvénient d’être souvent dans la brume. Mirabel a été un compromis ; l’économiste Benjamin Higgins, de l’Université McGill, avait souligné dans une étude l’impact positif pour le développement économique des Laurentides. On pensait aussi pouvoir drainer les voyageurs internationaux d’Ottawa. Mais l’autoroute 50 n’est toujours pas terminée, 50 ans plus tard.

Avec le recul, le projet de Mirabel apparaît grossièrement surévalué. À l’inauguration, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau évoquait les millions de passagers en transit : 14 millions de voyageurs en 1985, pas moins de 60 millions en 2025. « Ils avaient mis des points sur une courbe et tiré une ligne jusqu’à l’infini », ironise aujourd’hui Jacques Roy.

La réalité est cruelle, Mirabel n’aura jamais accueilli plus de 3 millions de passagers annuellement. L’inauguration n’augurait rien de bon, justement. Pierre Elliott Trudeau, Jean Marchand, responsable des Transports, et Jean Drapeau, maire de Montréal, étaient restés coincés un bon moment dans un des « transbordeurs », ces autocars-ascenseurs… qui n’avaient pas d’équivalent ailleurs dans le monde.