Cinq ans après l’enquête publique sur la vague de suicides qui a secoué Uashat mak Mani-utenam et le Québec en entier, la communauté de la Côte-Nord tient à bout de bras une première ressource pour les Innus en crise suicidaire. Après le dévoilement de la Stratégie nationale de prévention du suicide du gouvernement Legault, les chefs autochtones veilleront à ce que les intentions se traduisent en actions.

L’héritage de Nadeige

« C’est une promesse que je me suis faite et que j’avais faite à Nadeige [après] qu’elle s’est suicidée. »

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Nadeige Guanish s’est donné la mort en 2015, à l’âge de 18 ans.

Marie-Luce Jourdain parle d’une voix calme. Elle fait partie d’une petite équipe de la communauté innue qui a tenu à bout de bras le lent démarrage de la maison Tshimishtin, à Uashat, près de Sept-Îles. Elle est aussi la tante de Nadeige Guanish, qui s’est donné la mort le 31 octobre 2015. Elle avait 18 ans.

« Je voulais qu’il y ait une place [comme ici] dans la communauté. »

La toute nouvelle maison d’hébergement a ouvert ses portes il y aura un an cet l’été. On y accueille des membres des Premières Nations en crise suicidaire de même que les familles endeuillées qui ont besoin d’un répit. Ici, les services sont collés sur les savoirs traditionnels. On intervient en innu-aimun, en naskapi, en français et en anglais.

Son modèle est unique au Québec.

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Marie-Luce Jourdain, membre du comité d’implantation de la maison Tshimishtin

J’aurais aimé qu’un tel endroit existe parce que je crois que Nadeige aurait consulté malgré son jeune âge. Je crois.

Marie-Luce Jourdain

La création d’une « ressource spécialisée en matière de crise suicidaire » adaptée à la culture innue est un héritage de la vague de suicides qui a secoué la communauté de quelque 4500 âmes, en 2015. La mort de cinq jeunes adultes en l’espace de huit mois à l’époque avait semé la consternation dans toute la province.

C’est au lendemain de la mort de Nadeige Guanish, la plus jeune des cinq victimes, que le gouvernement de Philippe Couillard a ordonné une enquête publique du coroner pour mieux comprendre « les motifs et le vécu » de ces jeunes Autochtones.

L’enquête a démontré que les cinq victimes « ont passé au travers des maillons de filet de sécurité » et que les Autochtones « n’utilisent que très peu » les services non autochtones d’aide en prévention du suicide. Leur mort était évitable.

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La maison Tshimishtin répond à l’une des recommandations phares du rapport du coroner Bernard Lefrançois.

Créer une « ressource centrale » pour les personnes en situation de crise suicidaire, à même la communauté, figurait en tête des recommandations du rapport du coroner Bernard Lefrançois, déposé en 2017.

Un tel centre, ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pourrait justement éviter que des personnes dans le besoin « se retrouvent sans services ».

Services culturellement adaptés

La maison Tshimishtin a ouvert ses portes à La Presse, à la fin du mois d’avril. Une tempête de neige, la dernière de l’hiver, s’abat alors sur Uashat. À travers les grandes fenêtres de la salle à manger, les arbres s’agitent, le vent siffle bruyamment, mais à l’intérieur, tout est calme, paisible.

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Edgar Vollant, kupaniesh à la maison Tshimishtin

À toute heure du jour et de la nuit, les Innus en mal de vivre y trouvent refuge pour calmer leur tempête, celle qui tue. « Pour avoir expérimenté ces idées-là, c’est sûr que ce n’est pas facile de s’en sortir seul. C’est quelque chose que je veux redonner aujourd’hui », explique Edgar Vollant.

L’Innu de 34 ans a vu sept de ses proches se donner la mort sur une période d’environ dix ans. Il y a pensé lui aussi.

Après la longue traversée du chemin de la guérison, il intervient maintenant à titre de kupaniesh. En innu-aimun, cela veut dire « celui qui veille à ce qu’on ne manque de rien ». « Je me suis dit que je pouvais faire quelque chose à mon tour », ajoute-t-il, en nous faisant faire le tour des lieux, la fierté dans le regard.

Il fait partie de l’équipe de sept intervenants sociaux et kupaniesh qui assurent une présence en tout temps au centre d’hébergement. Une ligne téléphonique est accessible, tout comme un service de clavardage sur les réseaux sociaux.

Les usagers de la maison Tshimishtin peuvent y séjourner de 3 à 14 jours. Ils peuvent revenir aussi souvent qu’ils veulent. En deux semaines, le centre a ainsi le temps de s’assurer que la personne est prise en charge par les services de première ligne du centre de santé et des services sociaux de la communauté, le centre Uauitshitun.

Les besoins sont d’ailleurs bien réels dans la communauté innue. Depuis 2020, le service de police de Uashat mak Mani-Utenam a ouvert 322 dossiers « relatifs aux idées suicidaires » et 42 autres liés « à des tentatives de suicide ».

Une survie précaire

Le financement pour la première année d’exploitation de la résidence est couvert en totalité par le conseil Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam (ITUM). La maison Tshimishtin s’adresse pour la suite à Québec et à Ottawa pour obtenir un financement récurrent et assurer sa survie à long terme.

ITUM s’attend à obtenir des réponses positives à sa demande, soulignant que favoriser la guérison est aussi un geste de réconciliation. Le rapport du coroner appelait d’ailleurs Ottawa à soutenir le conseil innu dans la mise sur pied d’un centre d’hébergement pour personnes en crise suicidaire.

Le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, connue sous le nom de commission Viens, recommande aussi à Québec d’« inciter des négociations tripartites » avec Ottawa et les communautés autochtones pour « accroître l’offre de services de prévention du suicide et en santé mentale ».

Un autre appel à l’action demande au gouvernement de soutenir l’offre de services de prévention du suicide et en santé mentale dans les communautés conventionnées, ce qui n’est pas le cas de Uashat mak Mani-Utenam. Ces recommandations n’ont pas progressé depuis le dépôt du rapport en 2019, selon le comité de suivi des appels à l’action de la commission Viens.

Le cabinet du ministre responsable des Affaires autochtones confirme être disposé à soutenir financièrement le centre lorsqu’une demande officielle lui sera adressée. Le ministre Ian Lafrenière s’était d’ailleurs déplacé à Uashat pour visiter la ressource lors de son inauguration, en septembre dernier.

De son côté, Services aux Autochtones du Canada assure « continuer de collaborer avec Uashat mak Mani-Utenam » pour donner suite aux recommandations du rapport du coroner Lefrançois. Depuis 2017, le gouvernement Trudeau a versé 8,5 millions à la communauté pour supporter « ses priorités en matière de santé mentale et de mieux-être de ses membres ».

La maison Tshimishtin espère compter sur un financement pour bonifier son offre. Elle souhaite augmenter sa capacité d’accueil à sept lits et aménager un shaputan et une tente de sudation à l’extérieur. L’organisme veut aussi développer ses activités de promotion pour faire découvrir ses services.

Parce que la maison a été victime de la pandémie, étant donné que son ouverture s’est déroulée en pleine crise sanitaire. Le confinement strict imposé à Uashat mak Mani-Utenam n’encourageait pas les Innus à venir découvrir la ressource, prendre un café ou manger une soupe, par exemple.

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Christine Aster, coordonnatrice de la maison Tshimishtin

Le défi est de nous faire connaître et de faire connaître notre mission, explique la coordonnatrice du centre, Christine Aster.

Mais une fois cette barrière traversée, les résultats sont là, assure pour sa part Edgar Vollant.

Je constate que quand les gens se présentent ici, ils sont prêts, ils nous parlent. Tu vois qu’ils ont tout essayé.

Edgar Vollant, kupaniesh à la maison Tshimishtin

« La sécurisation, c’est le seul mot que j’utiliserais », répond Marie-Luce Jourdain lorsqu’on lui demande ce que le centre apporte maintenant dans la communauté. « Je me sens en sécurité parce que s’il se passe quelque chose, je peux référer, je peux donner un numéro de téléphone, ce que je ne pouvais pas faire avant. »

Pour elle, elle aura tenu sa promesse à Nadeige.

Un modèle à exporter

Le modèle de la maison Tshimishtin est remarquable et devrait être implanté à travers les communautés de la province, selon la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et Labrador (CSSSPNQL). « C’est un bon exemple de ce qui est fait de la bonne façon, c’est un organisme qui est fait par et pour les Premières Nations […] de plus en plus, ce qui est nommé, c’est d’intégrer les savoirs traditionnels aux connaissances plus théoriques, académiques qui, elles, sont plus colonialistes », croit Catherine Morissette, conseillère en prévention du suicide et de crise sociale de la CSSSPNQL. L’équipe de la maison Tshimishtin a d’ailleurs été invitée à présenter leur modèle lors du Congrès national en prévention du suicide à Montréal, la semaine dernière.

En chiffres

102

Nombre de nuitées offertes par la maison Tshimishtin depuis son ouverture en juillet 2021

28

Nombre d’interventions réalisées sur place à la maison Tshimishtin depuis son ouverture en juillet 2021

Source : maison Tshimishtin

Traumatismes historiques

Plusieurs rapports d’enquête ont documenté les « traumatismes historiques » qui peuvent expliquer des taux de suicide plus élevés chez les Autochtones que dans la population générale.

Les pensionnats pour Autochtones sont parmi les exemples les plus fréquemment cités. Le rapport de la commission Viens relate ceci : « Dans les années 2000, des psychologues œuvrant en milieu autochtone ont même adopté l’expression “residential school syndrome” pour décrire [un] amalgame de symptômes qui leur semblait être proche du syndrome de stress post-traumatique, mais qui serait en fait lié aux conséquences directes des traumatismes vécus à travers de multiples générations. »

On note notamment la perte d’estime de soi, la dépression et l’anxiété, le suicide et la consommation abusive d’alcool ou de drogues. Le rapport Viens note par ailleurs qu’il n’est pas possible de dresser un portrait exhaustif du suicide chez les Premières Nations à l’échelle de la province, en raison de l’importante progression démographique des communautés, entre autres.

En 2019, la Commission a recommandé au gouvernement du Québec de mener des « enquêtes populationnelles » pour notamment documenter « des taux de suicide alarmants ». Cet appel à l’action n’est pas encore réalisé, selon le comité de suivi des recommandations de la commission Viens.

En chiffres

24,3

Le taux de suicide chez les Premières Nations (24,3 morts pour 100 000 années-personnes à risque) était trois fois plus élevé que celui de la population non autochtone (8,0 morts pour 100 000 années-personnes à risque).

Source : Statistique Canada, 2011-2016

1 sur 10

Chez les 12 ans et plus, au moins 22 % des femmes et 17,5 % des hommes ont eu des idées suicidaires au cours de leur vie. Ce taux atteint 30 % chez les 35 à 44 ans. Une personne sur dix a tenté de se suicider.

Source : Enquête régionale sur la santé des Premières Nations, CSSSPNQL, 2015

35

Le nombre de suicides a triplé au Nunavik, passant de 11 cas en 2015 à 35 cas en 2019. Le taux de suicide est le plus important de la province avec un taux de 177,1 pour 100 000 personnes (13,1 pour 100 000 personnes dans l’ensemble du Québec).

Source : MSSS

« Le gouvernement a des devoirs à faire »

L’Assemblée des Premières Nations du Québec et Labrador (APNQL) salue l’« intention » du gouvernement Legault derrière sa toute première Stratégie nationale de prévention du suicide, qui comporte un volet autochtone. Les chefs veilleront maintenant à la mise en œuvre des actions promises par Québec.

« Je l’accueille positivement, ce n’est pas une réalité qu’on peut nier, elle existe et, donc, tous les partenariats qui peuvent être mis de l’avant, on va y contribuer dans la mesure où on met aussi à profit nos propres connaissances et expertises », a expliqué le chef de l’APNQL, Ghislain Picard.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et Labrador

Québec a dévoilé en clôture du Congrès national en prévention du suicide, la semaine dernière à Montréal, sa stratégie 2022-2027 pour combattre le suicide. Le gouvernement Legault injectera 65 millions pour diminuer le taux de mortalité par suicide de 10 % d’ici 2026.

Lisez l’article « 65 millions pour réduire les suicides de 10 % d’ici quatre ans »

Des « mesures particulières pour les communautés des Premières Nations et les Inuits » sont prévues dans la stratégie gouvernementale.

Mesures qui seront mises en œuvre :

  • Mettre de l’avant l’approche de la sécurisation culturelle dans la promotion de la santé mentale et dans la prévention du suicide chez les Premières Nations et les Inuits
  • Prendre en compte les particularités (besoins, réalités, façons de faire) des communautés des Premières Nations et des Inuits dans la planification des actions de promotion de la santé mentale, de promotion de la vie et de prévention du suicide
  • Soutenir les communautés des Premières Nations et les Inuits dans la mise en œuvre d’actions de promotion de la santé mentale, de promotion de la vie et de prévention du suicide

Interrogé sur le sujet, le ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé avait évoqué lors de l’annonce « une approche adaptée » selon les spécificités de chaque communauté autochtone. Il s’est réjoui que ses orientations s’accompagnent d’une enveloppe financière.

J’ai très hâte avec Ian Lafrenière [ministre responsable des Affaires autochtones] de voir ce qu’on va faire, spécifiquement avec les communautés autochtones, maintenant que les budgets sont disponibles.

Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux

La Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et Labrador (CSSSPNQL) figure au nombre des « parties prenantes » consultées par Québec pour l’élaboration de la stratégie ce qui rassure le chef Picard.

Dans la loi

Bien que Québec entende « mettre de l’avant l’approche de la sécurisation culturelle » dans ses actions en matière de prévention du suicide, l’APNQL lui rappelle qu’il lui reste du travail à faire sur ce front. Le gouvernement Legault a récemment renoncé à inscrire cette notion dans la Loi sur la santé et des services sociaux, un engagement pris dans la foulée du décès de Joyce Echaquan, d’ici la fin de la session. Il s’agit aussi d’une recommandation de la commission Viens.

« Le gouvernement a des devoirs à faire de ce côté-là », précise le chef Picard qui soutient que les chefs autochtones vont continuer « d’insister » pour que la sécurisation culturelle – qui vise à accroître le sentiment de sécurité des Premières Nations envers les services publics – soit inscrite dans loi. En ce sens, l’APNLQ n’hésitera pas à « rappeler le gouvernement à l’ordre » si les intentions ne se traduisent pas en action.

Avec Henri Ouellette-Vézina, La Presse