Si Mamadi Camara s’était appelé Mathieu Caron et qu’il était un homme blanc, chargé de cours et doctorant de l’Université de Montréal habitant dans la chic ville de Mont-Royal, aurait-il subi la même injustice ?

Aurait-il passé six jours et cinq nuits en prison ?

Aurait-on bafoué son droit à la présomption d’innocence ?

Sa famille et lui auraient-ils vécu un tel cauchemar ?

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Mamadi III Fara Camara quitte le palais de justice accompagné de son épouse, après que les accusations soient tombées pour tentative de meurtre sur un policier du SPVM, mercredi dernier.

Sachant que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) reconnaît lui-même qu’il y a un problème de profilage racial et de racisme systémique au sein de son organisation et que le phénomène a été démontré par plusieurs études, ces questions sont fondamentales si l’on veut faire la lumière sur l’affaire Camara.

> Consultez l’une des études sur le profilage racial

La pire chose que l’on puisse faire, c’est de refuser de se les poser.

Trop tôt pour le faire ? Alors qu’un homme noir innocent et sa femme enceinte tout aussi innocente doivent composer avec le traumatisme d’une erreur sur la personne qui a duré six jours, je dirais en fait qu’il est déjà tard…

Mamadi Camara n’étant malheureusement pas le premier citoyen noir victime d’une bavure policière à Montréal, il y a longtemps que l’on aurait dû se poser ce genre de questions avec plus de sérieux et plus de courage.

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Du sérieux et du courage, c’est ce que j’ai entendu dans la déclaration de la mairesse Valérie Plante, qui a exigé qu’une enquête indépendante soit faite sur l’affaire Camara et qui a osé poser une question qui dérange : la couleur de la peau de ce résidant montréalais y est-elle pour quelque chose dans cette bavure ? S’agit-il d’un cas de profilage racial ?

Pour moi qui ai suivi l’évolution de ces enjeux depuis 20 ans, qui ai assisté à des consultations, des enquêtes et des conférences dévoilant de multiples « plans d’action » sans véritable action, qui en ai discuté avec des politiciens, des policiers, des avocats, des victimes et des experts, la question de la mairesse a semblé parfaitement pertinente dans les circonstances.

Rappelons que le rapport de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) dévoilé en juin 2020 souligne que l’administration municipale est bien au fait du problème de profilage racial ou social au sein de son service de police. Et ce que demande l’OCPM à la mairie, c’est d’agir en conséquence, de façon urgente.

C’est ce qu’a fait Valérie Plante en soulevant la question du profilage dans l’affaire Camara. Bien qu’elle soit fondamentale, sa question a été accueillie comme une hérésie par le chef du SPVM, Sylvain Caron, et le président de la Fraternité des policiers et policières de Montréal, Yves Francœur.

« On n’est pas dans une situation de profilage, on est dans une situation d’enquête criminelle », a dit le chef Caron, avant de devoir reconnaître, vendredi, que M. Camara n’avait absolument rien à se reprocher, de s’excuser pour « l’inconvénient » et de réitérer personnellement ses excuses auprès de lui lundi.

M. Camara a accepté les excuses du chef de police. Mais cela n’efface ni le traumatisme qu’il a vécu ni les nombreuses questions troublantes laissées en suspens.

L’une de ces questions est celle qu’a soulevée à juste titre la mairesse. La même question était posée aussi avec beaucoup de justesse dans notre section Débats, dimanche, par le professeur à la faculté de droit de l’Université McGill Richard Janda. Si son fils, du même âge que M. Camara, avait téléphoné au 911 pour signaler l’agression d’un policier, aurait-il été arrêté et mis en prison pendant six jours malgré ses explications et son statut de jeune professionnel sans antécédents ? demandait-il.

Sa réponse courte : non. « Mon fils est blanc et il provient d’un milieu québécois bourgeois. »

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Alors que M. Camara examine la possibilité d’une poursuite civile pour obtenir réparation, la question du profilage sera analysée de près par ses avocats.

Le chef du SPVM a écarté d’emblée cette hypothèse avant de disculper M. Camara. Maintient-il ses propos maintenant qu’il a dit clairement que l’homme n’avait rien à se reprocher ?

On l’ignore. Invoquant l’enquête criminelle en cours, le SPVM dit ne plus vouloir faire de commentaires à ce sujet.

Selon la définition de la Commission des droits de la personne reconnue par les tribunaux et le SPVM, on peut parler de profilage racial lorsqu’une action prise pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public par des personnes en situation d’autorité est posée « sans motif réel ou soupçon raisonnable » et expose la personne visée à un traitement différentiel en raison de la couleur de sa peau, de son origine ou de sa religion.

La gravité du crime ne fait ici aucun doute. Un policier a été battu et désarmé. Son assaillant lui a tiré dessus. Il ne s’agit aucunement ici de minimiser ce qu’a subi l’agent Sanjay Vig ou de manquer de compassion à son égard.

Mais sous prétexte d’une enquête « d’une complexité exceptionnelle », selon le SPVM, on ne peut pas non plus minimiser la grave erreur dont a été victime M. Camara, accusé à tort de tentative de meurtre contre un policier. La gravité du crime n’excuse pas la gravité de l’injustice.

Ce qu’on pourrait remettre en cause, ce n’est peut-être pas tant l’arrestation de M. Camara elle-même. Il a eu le malheur de se retrouver sur la scène de crime et d’être identifié à tort par le policier agressé comme le principal suspect. Ce que l’on peut remettre en question, c’est la tragique lenteur avec laquelle on a examiné attentivement la vidéo et les autres éléments de preuve qui le disculpaient. Pensons notamment à ce témoin qui a dit au SPVM le soir même de l’évènement qu’il y avait deux hommes sur la scène du crime et que celui assis dans une auto grise — vraisemblablement M. Camara — n’était pas impliqué dans l’agression.

Peut-on penser qu’un certain nombre de biais inconscients ont fait en sorte que l’on ait confondu ici des soupçons « raisonnables » avec des préjugés institutionnels parfaitement déraisonnables ? Que des stéréotypes sur les Noirs ont fait en sorte que la parole de M. Camara, qui clamait son innocence dès le début, ne comptait pas du tout ? Que l’on est devant un cas patent de racisme systémique au SPVM, comme le suggère le professeur Richard Janda ?

Certains diront que l’on ne peut pas parler de profilage ou de racisme dans ce cas, car le policier agressé est lui-même issu d’une minorité dite « visible ».

C’est oublier que le fait d’être soi-même issu d’une minorité n’empêche en rien de reproduire les rapports de pouvoir et les stéréotypes dominants dans nos institutions.

Et qu’ultimement, lorsqu’on parle de racisme systémique, ce n’est pas le comportement individuel d’un policier ou d’un enquêteur qui est en cause. Ce sont plutôt les biais de l’institution elle-même qui, sans même s’en rendre compte parfois, produit des inégalités et des injustices.

Dans une ville comme Montréal où les minorités constituent la majorité (59 % sont des immigrants ou des enfants d’immigrants) et où un trop grand nombre de résidants voient leur vie minée par ces injustices, ce n’est pas de nuire à la paix sociale que de soulever ces questions et d’y trouver des réponses de façon urgente. C’est au contraire la seule façon de la préserver.

*Le nom fictif Mathieu Camirand mentionné dans la première version de cette chronique a été choisi au hasard et n'a aucun lien avec une personne réelle.