Un policier est sauvagement battu, désarmé. Le suspect le pourchasse et lui tire dessus, deux fois. L’agent n’est pas atteint. Il parvient à se cacher chez des citoyens.

C’était le 28 janvier dernier, dans Parc-Extension. La suite des évènements a mené à l’arrestation de Mamadi III Fara Camara, accusé de tentative de meurtre. Il était innocent.

Je suis fasciné depuis plus de 15 ans par les affaires policières. Quinze années à parler à des flics, à couvrir la police. Ce qui m’a attiré quelques ennuis en 20161

Dans cette chronique, j’ouvre une fenêtre sur les premières heures d’une enquête de l’ampleur de celle visant à retrouver l’agresseur de l’agent Sanjay Vig.

Je me base sur des sources policières. Et sur 15 ans à écouter des policiers me parler d’enquêtes criminelles.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Des policiers du SPVM enquêtent sur l’agression de leur collègue Sanjay Vig, le soir du 28 janvier, dans le secteur de Parc-Extension, à Montréal.

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D’abord, l’échelle de la gravité : un flic désarmé, battu, ciblé par deux balles de son propre Glock, qui est aussi introuvable que l’assaillant ?

Ça devient une priorité absolue pour le SPVM : un fou furieux qui a désarmé un policier est en liberté… Avec son arme. On le sait violent et prêt à tuer.

Les patrouilleurs érigent un périmètre. Les enquêteurs disponibles du Centre opérationnel Nord convergent vers la « scène ». Un centre de commandement temporaire est dressé. L’unité des Crimes majeurs, qui réunit des enquêteurs chevronnés, va aussi débarquer.

Un enquêteur des Crimes majeurs se retrouve alors au sommet d’une pyramide invisible de policiers qui vont, au cours des prochaines heures, l’inonder d’informations.

Au cours des heures suivantes, cet enquêteur va faire trois choses, essentiellement.

Écouter les patrouilleurs et les enquêteurs lui donner le fruit de leurs recherches.

Prendre des notes, prendre des notes, prendre des notes.

Trier, hiérarchiser, prioriser les informations dans la masse de données qui va tomber sur son bureau.

Pendant ces longues heures, l’enquêteur principal n’interroge aucun témoin, il ne visionne aucune image vidéo. Il écoute, pose des questions aux policiers et leur demande, s’il le juge nécessaire, des compléments d’information.

Il travaille de concert avec un superviseur, un coenquêteur et un « affiant » – d’après « affidavit », ou déclaration sous serment – qui va rédiger en temps réel des demandes de mandats de perquisition, par exemple pour pouvoir fouiller le véhicule de Mamadi III Fara Camara. Les demandes de mandat sont multiples.

Il est environ 17 h. Les enquêteurs peuvent, ou pas, avoir été sur le point de finir leur journée de travail quand ils ont été dépêchés devant le 700, boulevard Crémazie Ouest2. Ils peuvent, ou pas, s’être levés avant l’aube, ce matin-là. Ce qui est sûr : ils ne dormiront pas dans la nuit du 28 au 29 janvier.

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PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Un centre de commandement temporaire a été dressé sur les lieux de l’attaque, le soir du 28 janvier.

Le temps presse, pour deux raisons. Pensez à deux chronomètres invisibles qui font tic-tac au-dessus de la tête des enquêteurs, simultanément.

Premier chronomètre, il faut retrouver le fou furieux qui a fait ça : c’est une urgence de sécurité publique majeure.

Deuxième chronomètre, si on arrête un suspect, il faudra posséder un maximum d’éléments pour le confronter et (ou) l’arrêter. Et les policiers auront alors 24 heures pour le faire comparaître et le faire accuser, en vertu de l’article 503(1)b du Code criminel.

L’enquête est fluide, s’en va dans toutes les directions. Le Groupe tactique d’intervention (GTI) est prêt à intervenir. La filature aussi. Des dizaines de patrouilleurs assurent la sécurité du périmètre, cherchent des indices (les douilles, par exemple), cognent aux portes du quartier avec des enquêteurs, à la recherche de témoins…

Une vingtaine d’enquêteurs, au bas mot, sont mobilisés. Ils interrogent des témoins, localisent des caméras de surveillance. D’autres font des recherches sur le dernier automobiliste intercepté par le policier agressé.

Je viens de vous dire qu’ils interrogent des témoins. Ça semble simple, ce ne l’est pas. Ça prend du temps. Certains se sont manifestés spontanément, d’autres sont trouvés par les enquêteurs. Certains hésitent à parler. Un témoin direct est interrogé par un patrouilleur… Que les enquêteurs doivent contacter. Et sa déposition est filmée. Il faut expliquer au témoin qu’il ne peut dire autre chose que la vérité. Il faudra réécouter sa déposition, pour lui poser de nouvelles questions. Ça prendra trois, quatre heures…

Pour UN témoin.

Les images vidéo, maintenant. Pour les caméras de Transports Québec, c’est facile : on sait où demander les images. Il y a, ensuite, les caméras privées : station-service, entrepôt, restaurant, dépanneur, résidences privées peuvent avoir des caméras de surveillance qui ont filmé la scène… Ou la fuite du suspect.

Mais recueillir ces images ne se fait pas en claquant des doigts, ce n’est pas un film policier. Le patron de la station-service n’est pas là… Le proprio de la maison de ville qui a une caméra de surveillance sur le balcon pour éviter de se faire voler ses paquets Amazon a oublié le mot de passe pour récupérer ses images… Le dépanneur a des images, mais comment les extraire ? On appelle le technicien de la police…

Dans le centre de commandement, l’enquêteur principal écoute et écoute encore des policiers qui font la file devant ledit centre. Il prend des notes, beaucoup de notes.

Le flot d’informations à trier est monstrueux. Chaque information est forcément incomplète, susceptible d’être contredite par une autre info qui se trouve dans le flot. Elles seront contre-vérifiées… Plus tard.

Je cite un enquêteur : « Ça n’est pas un long fleuve tranquille. L’enquêteur assimile ces informations et doit se faire une tête sur la base d’informations incomplètes. Et prendre une décision rapidement. Tu n’as pas le luxe de tout étudier tranquillement, à tête reposée. Tu l’auras… Après. »

La vidéo d’un témoin qui donne une description du suspect ? L’enquêteur principal n’entend pas l’audio, je le rappelle. Il ne visionnera pas la vidéo. Il n’en a pas le temps. Il se fie au résumé que lui fait l’enquêteur qui a interrogé le témoin… Avec tous les dangers qui viennent avec l’acte de résumer les mots de quelqu’un d’autre.

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Quelque part dans la soirée, l’enquêteur principal commencera à se faire une tête, en sélectionnant les informations qui se démarquent, en leur accordant un poids relatif.

Et en triant la masse d’informations, l’automobiliste intercepté, M. Camara, a l’air de plus en plus de se rapprocher du statut de suspect.

Le policier agressé, d’abord, dit que ça ne peut être que lui.

Le suspect est Noir. Un témoin qui a parlé à M. Camara après l’attaque l’a identifié comme étant peut-être, à en juger par son faciès qu’il n’a pas mémorisé, pakistanais…

Pas Noir. Pakistanais.

M. Camara est Noir.

Appuyez sur pause, ici. Dans La Presse de samedi, Philippe Teisceira-Lessard a interviewé ce témoin, Juan Angel Flores, qui lui a confié ce qu’il a dit aux policiers. Il évoque un homme qui a surgi de nulle part. On a tous lu le papier de Philippe3 dans la quiétude de notre samedi matin. Cette quiétude n’habitait pas l’enquêteur principal quand on lui a résumé le témoignage – teinté d’incertitude : il ne peut identifier formellement Mamadi Camara – du citoyen Flores, il n’y a alors pas de quiétude dans le centre de commandement mobile : trier et hiérarchiser les infos qui arrivent, c’est comme tenter de boire d’une borne-fontaine…

Et ce que le témoin dit ne colle pas avec ce que le policier Vig, lui, raconte, à savoir que ça ne peut être que M. Camara, son agresseur…

Qui croire ?

Ce qui filtre de l’interrogatoire de M. Camara, c’est aussi qu’il y a des contradictions dans son récit des évènements…

Les enquêteurs sont suspicieux. Dit-il la vérité ? Est-il juste nerveux ? Est-il lui-même suspicieux face aux policiers, ce qui viendrait teinter la perception que les policiers ont de son récit ?

Et puis l’agent Vig est formel : son agresseur, c’est l’homme à qui il a donné un ticket.

Je cite un policier : « Interroge six témoins, tu vas avoir six versions différentes d’un évènement, six descriptions différentes d’un suspect… »

En ce sens, le chef Sylvain Caron, à mon sens, a été imprudent de dire que les descriptions des témoins parlaient d’un suspect en tous points semblable à M. Camara.

Dans le flot d’infos qui parviennent à l’enquêteur principal pendant la soirée, une mauvaise nouvelle : on ne voit rien sur les images, rien qui puisse aider l’enquête.

(Six jours plus tard, en révisant les images, on y découvrira ce qui va sauver M. Camara.)

J’ai dit plus haut que le temps presse, à cause du premier chrono : l’homme qui a agressé et désarmé le policier et a tiré sur lui n’est toujours pas appréhendé. Il constitue un danger pour la société. Un désaxé qui part en cavale pour tuer, ça s’est déjà vu4.

Les policiers sont-ils sûrs et certains à 100 % que l’homme qui a attaqué l’agent Vig est Mamadi III Fara Camara ?

Non.

Et ils n’ont pas à l’être.

Je sais que c’est bizarre à lire. Mais le système est ainsi fait, le droit permet d’arrêter quelqu’un même si on n’est pas sûr à 100 % qu’il a commis un crime. Le test pour l’arrêter, ici, est celui des « motifs probables et raisonnables de croire » que M. Camara pourrait avoir commis un crime. Chaque jour, des gens sont arrêtés… Puis ils sont libérés.

En cour, pour le condamner, la barre sera plus haute que les « motifs raisonnables et probables » : il faudra qu’un juge – ou un jury – soit convaincu « hors de tout doute raisonnable » que l’accusé est coupable.

Un enquêteur : « Tu as un gars qui a tiré sur un policier. Il a son arme. Ce n’est pas un vol à l’étalage qui a été commis. Si tu ne l’arrêtes pas, mais que tu avais des motifs pour l’arrêter, et qu’il utilise l’arme pour faire un crime en attendant que tu aies la preuve parfaite, on va être blâmés… Et quelqu’un peut mourir dans l’intervalle. Alors tu fais quoi ? Tu l’accuses, parce que tu as des motifs. Et tu continues à chercher de la preuve. »

On décide d’arrêter Mamadi III Fara Camara.

Sa résidence sera fouillée : il y a aussi urgence de récupérer l’arme du policier Vig.

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PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Mamadi III Fara Camara et sa conjointe, au palais de justice de Montréal, mercredi dernier

Avec l’arrestation de M. Camara, le temps ne cesse pas de presser. Au contraire. Il devient à ce point de l’enquête encore plus pressant : la police a 24 heures pour le faire comparaître en vue de déposer des accusations.

Ai-je dit 24 heures ? C’est dans le Code criminel. Mais dans le réel, c’est plus court : si votre suspect est arrêté à 21 h, il ne peut pas comparaître à 21 h le lendemain. Il faut présenter suffisamment d’éléments de preuve au procureur de la Couronne pour le convaincre de déposer des accusations. Il faut produire de la preuve. Tout en poursuivant l’enquête.

Si la police n’arrive pas à convaincre la Couronne qu’un suspect doit être accusé, celui-ci doit être libéré.

L’enquête sur le calvaire de Mamadi III Fara Camara dira si, selon les règles applicables, la police a mal agi en arrêtant M. Camara, au vu des informations disponibles. Mais les policiers à qui j’ai parlé m’ont tous dit la même chose : avec les mêmes informations, à ce moment-là, je l’aurais arrêté moi aussi.

M. Camara a donc été accusé.

Je sais, je sais : il a protesté de son innocence…

Comme une masse immense de suspects arrêtés par la police la semaine passée, avant-hier, hier et demain, qui se disent tout aussi innocents.

M. Camara l’était, innocent.

C’était une erreur.

Une erreur qui a été corrigée six jours plus tard, parce qu’un enquêteur à l’œil de lynx a aperçu une ombre sur des images vidéo de Transports Québec, une ombre qui, agrandie sur un immense téléviseur, a permis de confirmer ce qui semblait invraisemblable dans les heures suivant le crime : la présence d’un troisième homme sur la scène, l’agresseur.

Une erreur qui… va se reproduire. Mes sources sont formelles : ça va se reproduire, pour une raison très, très simple, que je vais résumer comme ceci : vous avez plus de chances de tomber quand vous courez que lorsque vous marchez.

Une enquête sur le crime organisé qui complote pour importer cinq kilos d’héroïne, une enquête sur un réseau de fraudeurs qui vole des NIP de cartes de crédit : vous n’êtes pas dans l’urgence, vous avez le temps de votre côté, aucun chrono ne fait tic-tac dans la tête des policiers, vous pouvez réfléchir à la façon la plus simple et la plus sécuritaire de pincer vos suspects…

Dans ce type d’enquête, c’est simple : vous marchez.

Quand il s’agit d’arrêter un fou furieux assez dangereux pour s’attaquer à un policier en pleine rue, le battre, le désarmer et lui tirer dessus, vous êtes dans l’urgence absolue. Le suspect est un danger public. Et armé.

Dans ce type d’enquête, les policiers courent.

Dans ce type d’enquête, bêtement, les chances de tomber sont d’autant plus grandes.

Les policiers sont tombés en pleine course, la semaine dernière.

Et c’est tombé sur Mamadi III Fara Camara.

***

Pour finir, le poids du témoignage de la victime, le policier Vig, a peut-être pesé plus lourd dans la balance que tous les autres. C’est assurément une erreur. Comme c’en a été une de ne pas donner plus de poids au témoignage de M. Flores.

Mais je vous dis ça dans le confort de ma cuisine, en écrivant une chronique-fleuve que j’ai eu le temps d’écrire avec minutie, pendant des heures, dans une quiétude relative.

Je postule ceci (et je peux me tromper) : le cauchemar de Mamadi III Fara Camara a mille fois plus à voir avec le chaos inévitable d’une telle enquête – chaos amplifié par les deux chronomètres que j’évoquais plus haut – qu’avec la couleur de sa peau.

Il y a du profilage dans la police, c’est une pratique détestable, que j’ai dénoncée plusieurs fois. Le classique : on intercepte une personne noire sous des motifs qui n’ont aucun rapport. Genre : un Noir qui conduit une Mercedes, c’est suspect5

Le drame de M. Camara, c’est qu’il avait justement un rapport avec la scène du crime. Il a été le dernier automobiliste intercepté par l’agent Vig, qui l’a désigné – erronément, on le sait désormais – comme son agresseur.

Une enquête sur l’enquête déterminera notamment si le profilage racial a joué un rôle, ici. L’enquête est, au bas mot, nécessaire.

Et après les excuses du SPVM, il faudra que M. Camara soit dédommagé à la hauteur de l’injustice qu’il a vécue.

Avec les informations dont je dispose, je crois que le cauchemar de M. Camara n’est pas lié à du profilage. Je regarderais plutôt du côté de ces deux chronomètres qui forcent les policiers, dans une enquête du genre, à courir plutôt qu’à marcher.

Notes

1. « Patrick Lagacé espionné : l’affaire en sept temps », La Presse, 31 octobre 2016

2. Quand la nouvelle est sortie, l’adresse indiquée par la police était le 900, boulevard Crémazie Ouest. C’était le 700, dans les faits… Une autre démonstration des faits qui, dans le feu de l’action, sont parfois incomplets.

3. « Présence d’un autre homme : “Je leur ai dit”, assure un témoin de l’attaque », La Presse, 6 février 2021

4. « Cavale meurtrière : malade, il plaide coupable d’homicides involontaires », La Presse, 14 mars 2019

5. « Un autre cas de profilage systémique au SPVM en ce Mois de l’histoire des Noirs », 98,5 Montréal, 1er février 2021