Au bout du fil, la femme me racontait son histoire, une affaire épouvantable qui méritait d’être racontée parce que c’est d’un intérêt public manifeste. C’était en tout point semblable à l’histoire de Josée-Anne Choquette que je vous ai racontée il y a quelque temps.

Josée-Anne est cette jeune femme attaquée par un psychotique, fin février, près du métro Beaubien à Montréal. Le gars a été retrouvé, pauvre hère à la dérive dans l’hôpital psychiatrique à ciel ouvert qu’est Montréal.

Qu’arrive-t-il quand une société relâche dans les villes des gens malades, qui devraient être soignés, soignés et suivis, encadrés et accompagnés ?

Il arrive que ça crée de la souffrance.

D’abord pour eux, les malades, qui ne peuvent prendre soin d’eux, qui deviennent bien souvent itinérants. Pour leurs proches, qui en viennent à les lâcher, pour ne pas sombrer eux aussi.

Ça crée de la souffrance au hasard, aussi, chez ceux qui ont le malheur de croiser la route de ces malades quand ils sont dans un délire psychotique.

(Les exemples sont nombreux, mais mal documentés, de ces malades qui disjonctent. Ici, l’un d’eux tue des passants ; là, une mère est tuée par son fils après être allée dire sa peur aux policiers ; sur la Rive-Sud, un autre a tué une personne et en a blessé une autre en lançant sa voiture sur eux.)

Au bout du fil, donc, cette femme me racontait la semaine passée son histoire : en 2019, elle s’est réveillée dans une ambulance parce qu’un homme en proie à une psychose l’a frappée à coups de poing et à coups de pied. Dans sa psychose, il pensait que cette passante qu’il ne connaissait pas allait le tuer.

Cette femme était prête à témoigner à visage découvert dans La Presse pour montrer les dommages collatéraux d’une société qui ne soigne pas les maux invisibles. Je pense que c’est le genre d’histoire qui pourra finir, un jour, par secouer la société.

Nous avons convenu que je la contacterais dans quelque temps pour une entrevue formelle. Mais quelques heures plus tard, elle me demandait de l’appeler de façon urgente.

Elle avait consulté son syndicat, au cas où…

Voyez-vous, cette femme travaille pour un CIUSSS, un Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux. Les CIUSSS – comme les CISSS – sont les instances régionales qui chapeautent les hôpitaux, la DPJ, les soins à domicile, les guichets d’accès aux médecins de famille et les CHSLD… notamment.

Un CIUSSS, c’est une vaste machine de services de santé et de services sociaux. Cette femme agressée par un homme malade travaille pour le petit rouage d’une machine nommée CIUSSS. Vaste ? Pour prendre un exemple, le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal a 15 000 employés.

Cette femme est donc allée consulter son syndicat avant l’entrevue, juste pour être certaine, juste pour qu’on la rassure : est-ce que je peux me mettre dans le trouble si je donne une entrevue à La Presse pour raconter mon histoire ?

Réponse du syndicat : parle pas au journaliste, tu vas te mettre dans le trouble ! L’employeur, lui a-t-on dit, pourrait invoquer le devoir de loyauté pour te sacrer dehors…

Au bout du fil, la femme pleurait :

« Je peux pas prendre ce risque-là…

– Je comprends, madame. Faites signe si vous changez d’idée… »

J’ai raccroché et j’ai lancé un gros juron du terroir qui rime avec baraque.

Depuis cinq ans, je dénonce ponctuellement l’omerta imposée aux employés du secteur public sous couvert de « devoir de loyauté ». Quiconque est surpris à parler publiquement d’un problème qui relève de l’intérêt public – dans ses réseaux sociaux ou dans les médias – joue avec son bien-être économique : le risque est de perdre sa job.

En raccrochant, ça m’a frappé : si cette pauvre femme travaillait chez Bombardier, chez Walmart ou chez CGI, elle ne risquerait pas sa job en me racontant son agression. En travaillant pour l’État, oui.

On dira que le syndicat a péché par excès de prudence. Je ne pense pas. Les syndicats sont aux premières loges de l’utilisation du « devoir de loyauté » pour fermer la gueule des employés de l’État qui veulent dénoncer ce qui ne fonctionne pas dans l’action étatique.

Rappelez-vous, en février : Régine Laurent a dû faire une sortie publique pour que les intervenantes de la DPJ viennent témoigner à sa commission. Pourquoi ? Parce que les intervenantes sont si habituées à se faire dire de ne pas parler « contre » la DPJ qu’elles hésitaient à aller témoigner chez Mme Laurent.

La sortie de Mme Laurent survenait peu après que des dizaines de voix du milieu de la santé et des services sociaux eurent dénoncé une gestion déshumanisante dans le réseau, où le « devoir de loyauté » est une façon de taire les maux du système.

Je vous entends d’ici, à propos de ma correspondante : il serait absurde qu’un CIUSSS sanctionne une de ses employées qui a été agressée en pleine rue par un malade qui avait déjà été soigné par un rouage de l’organigramme de ce CIUSSS !

Permettez que je cite un exemple, juste un, pour donner une idée de la cruauté des RH, dans les CISSS et les CIUSSS : en Estrie, le CIUSSS local a suspendu une infirmière qui avait émis une idée pour protester contre les heures supplémentaires obligatoires dans un groupe Facebook… privé.

Les employés – infirmières, profs, agronomes – ont bien compris, à force d’entendre parler d’histoires d’horreur pilotées par les RH de nos institutions publiques : parler, c’est mal, toujours mal… Qu’importe le mal qui est susceptible d’être dénoncé, même s’il est d’intérêt public.

Vous ne saurez donc rien de l’histoire de cette femme, désolé, une histoire d’intérêt public qui incarne les dommages collatéraux d’un État qui laisse ses villes se transformer en hôpitaux psychiatriques à ciel ouvert…

Quel est le but du jeu de bâillon imposé aux employés par le « devoir de loyauté » dans le réseau public ?

C’est simple : que les seules histoires qui sortent publiquement soient celles relayées par les porte-parole, des histoires qui sentent bien sûr la lavande, des histoires qui promettent des lendemains porteurs dans la concertation triomphale de toutes les parties prenantes du milieu, où le citoyen est toujours au cœur des proverbiales priorités.

Mais pour la vérité, on repassera.