Les jeunes placés par la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ont souvent un parcours pour le moins erratique : ils ont subi, en moyenne, plus de cinq déplacements alors qu’ils étaient sous la protection des services sociaux. Un jeune sur six retiré de sa famille biologique a été déplacé au moins 10 fois, et les cas extrêmes l’ont été jusqu’à 50 fois.

Ces chiffres dérangeants, qui feront certainement réfléchir la commission spéciale sur la protection de la jeunesse présidée par Régine Laurent, sont tirés de la deuxième étape de l’Étude sur le devenir des jeunes placés (EDJEP). La Presse a obtenu le rapport de cette nouvelle étude, menée par le chercheur Martin Goyette, de l’École nationale d’administration publique.

L’étude a soumis un questionnaire à 1100 jeunes placés par la DPJ, âgés de 17 ans au début des travaux, en 2018. On les a questionnés de nouveau en 2019, et on récidivera l’an prochain. Les données récoltées ont aussi été croisées avec les dossiers sociaux complets de 1400 autres jeunes. La population totale étudiée s’élève donc à 2500 jeunes.

« L’instabilité est importante. Et notre hypothèse de travail, c’est que cette instabilité vécue entre 0 et 17 ans a un lien avec l’instabilité vécue après 18 ans. Bref, les jeunes les plus instables pendant leur parcours de placement le seront également au début de l’âge adulte. » — Le chercheur Martin Goyette

En effet, les chercheurs démontrent que les jeunes placés ont connu en moyenne 5,25 changements de lieux dans leur parcours, en excluant de ce calcul les courts placements de moins de 72 heures. Près de 15 % des jeunes avaient subi 10 déplacements ou plus, et 11 % avaient été déplacés plus de 12 fois. L’un des répondants avait été déplacé pas moins de 49 fois au cours de son placement. En ajoutant les placements courts, la moyenne grimpe à 5,89 changements, et le nombre maximal de déplacements subis par un jeune s’élève à… 77.

En mettant en rapport le nombre de déplacements avec le temps de placement, les chercheurs en arrivent donc à la conclusion que les jeunes ont subi un peu plus d’un changement de lieu de vie par an si on exclut les placements courts, et de près de deux par an si on inclut les placements de moins de 72 heures.

Et ces déplacements engendrent bel et bien un cercle vicieux, avec des impacts majeurs sur les jeunes. Ceux qui ont été souvent déplacés ont deux fois plus de probabilités de n’être ni aux études ni en emploi que ceux qui ont eu un parcours plus stable. Ils ont aussi deux fois moins de chances d’être en voie d’obtenir un diplôme d’études secondaires avant leur majorité.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jessica Côté-Guimond fait partie du comité des 12 jeunes ex-placés qui a été consulté par les chercheurs dans le cadre de l’Étude sur le devenir des jeunes placés.

« J’ai été vraiment choquée par les valeurs extrêmes qu’on retrouve dans cette étude, mais aussi par les données générales, qui sont vraiment questionnantes. » — Jessica Côté-Guimond, membre du comité de 12 jeunes ex-placés consulté par les chercheurs dans le cadre de la recherche

Jessica Côté-Guimond, maintenant âgée de 30 ans, a elle-même subi pas moins de 20 déplacements au cours de son parcours de 12 ans dans le réseau des services sociaux. Par trois fois, elle a tenté des retours dans sa famille biologique, qui ont été chaque fois un échec.

Rappelons qu’en 2005, la Loi sur la protection de la jeunesse avait été modifiée, justement pour prévenir ce qu’on appelait à l’époque le « ballottage ». On avait notamment imposé aux parents des délais maximaux pour se reprendre en main, au-delà desquels les retours dans la famille biologique n’étaient plus possibles. La loi a-t-elle raté sa cible ? Difficile à dire, répond Martin Goyette, puisqu’on ignore si ces nombreux déplacements sont attribuables à des retours à la famille d’origine ou à des changements de lieux de vie à l’intérieur des services sociaux.

Le portrait type du jeune déplacé

Avec cette nouvelle fournée de données, les chercheurs démontrent également que certains jeunes sont plus susceptibles que d’autres d’être déplacés fréquemment. Le portrait type du jeune ballotté plus de 12 fois au cours de son parcours de placement est le suivant : c’est un garçon, il a été placé en centre de réadaptation, il a été placé alors qu’il avait moins de 5 ans, généralement pour trouble de comportement ou négligence. Il a encore plus de probabilités d’avoir été déplacé fréquemment s’il a commis une infraction criminelle, et tombe donc sous le coup de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA).

L’un des facteurs majeurs de déplacement, c’est d’avoir vécu en centre de réadaptation : les jeunes qui y ont été placés avaient subi, en moyenne, 8,82 déplacements, alors que ceux vivant en famille d’accueil en avaient subi la moitié moins. Pour Martin Goyette, ces chiffres militent pour une transformation radicale des centres de réadaptation.

« Le centre de réadaptation devrait être, le plus possible, transitoire. En général, ces centres ne sont pas les plus favorables au passage vers l’âge adulte puisque ce sont des milieux très encadrants, qui ne développent pas les habiletés nécessaires ni les relations avec la communauté. » — Le chercheur Martin Goyette 

« Il faudrait, en fait, transformer les centres de réadaptation, y compris les milieux physiques, et l’autonomie devrait être au cœur du mandat », ajoute le chercheur.

Samuel Ladouceur, 19 ans, lui aussi membre du comité consultatif qui a épaulé les chercheurs, connaît très bien le réseau des centres de réadaptation. Entre l’âge de 9 ans et de 18 ans, il a vécu dans cinq centres, situés à Montréal ou à Laval. « Et ça, c’est juste les centres. Des travailleurs sociaux, j’en ai eu au moins 42 différents, raconte-t-il. À 16 ans, j’ai trouvé la solution pour ne plus être au centre : lâcher l’école et travailler. Là, je pouvais sortir. »

Que disait la première phase de l’étude ?

La première phase de résultats de l’EDJEP se concentrait sur le parcours scolaire des enfants de la DPJ. Elle montrait que seulement 17 % des jeunes placés par les services sociaux âgés de 17 ans avaient atteint le niveau scolaire qui correspondait à leur âge, soit la cinquième secondaire. En comparaison, 75 % des jeunes Québécois du même âge avaient réussi à atteindre ce niveau scolaire. Le tiers des jeunes de la DPJ avaient redoublé une année, 22 % avaient redoublé deux fois et 20 % avaient redoublé trois années ou plus. Près d’un jeune sur cinq n’avait pas encore réussi sa deuxième secondaire à 17 ans.