À l'âge vénérable de 23 ans, saint Mark Zuckerberg a donné naissance à la première version de Facebook, dans sa chambre de Harvard. Bière Beck à la main, gougounes Adidas aux pieds, il a jeté les bases d'un empire qui allait faire de lui le plus jeune miliardaire du monde. Aujourd'hui, le modeste endroit est devenu aussi mythique que Graceland ou Charlemagne, et c'est dans l'espoir de le photographier que nous sommes partis en pèlerinage vers le campus de la célèbre université américaine. Harvard et Compostelle, même combat.

Vendredi, 7h - Montréal

Après avoir lu L'Alchimiste de Paulo Coelho, updaté nos statuts et rempli l'auto de Google Maps, on prend la route en direction de Harvard, à bord de notre Civic bleu Facebook. En chemin, on s'arrête au Vermont pour faire le plein de gougounes Adidas (les préférées de Mark) et de bière Beck (la préférée de Mark) au Wal-Mart de White River. Il fait soleil, la route est belle.

13h - Cambridge

Six heures plus tard, on arrive finalement à Boston. Au loin, on reconnaît le Fleet Center, le Zakim Bridge et le Hancock Tower. Ça ressemble à n'importe quelle grande ville américaine... mais en plus belle. On prend la sortie Cambridge, jusqu'au bord de l'eau. Devant nous, des athlètes vêtus de cotons ouatés tatoués Harvard joggent sur la piste cyclable et des avironistes filent à toute vitesse sur la Charles River. C'est beau comme dans le Clan des Skulls.

13h30 - Campus de Harvard

Avant de commencer notre périple sur les traces de Mark, on s'assoit quelques minutes pour faire semblant de lire le New Yorker dans les marches de l'université. Autour de nous, tout transpire l'argent et la puissance: l'architecture coloniale, les noms de rues, l'air qu'on y respire, les vêtements qu'on y porte. Tout fait «Harvard». Fils de dentiste et de psychiatre, Mark devait se sentir parmi les siens, ici.

Sur le campus, on croirait assister à un vrai défilé de Tommy Hilfiger : les Harvardiens portent des trenchs beiges et des pantalons beiges avec des chemises bleu royal rentrées serré. Quand on sait qu'ils paient entre 22 000$ et 50 000$ par année en frais de scolarité, on devine qu'ils ont les moyens de s'acheter autre chose que des chemises à carreaux à 19,95$ au H&M.

14h - Pavillon des sciences

Une fois reposés, on commence notre pèlerinage en visitant les différents lieux qui ont marqué la vie de Mark, avant de se rendre à sa sacro-sainte chambre. On fait d'abord un stop au Pavillon des Sciences, où Mark a étudié l'informatique avant de déménager en Californie. De loin, le bâtiment ressemble à un gigantesque escalier. À lui seul, il pourrait contenir tous les locaux de l'UQAM. Mais à l'intérieur, rien de plus banal : les locaux sont gris, les murs sont en béton et le gardien de sécurité mange du pad thaï pendant son heure de lunch. Pendant qu'il a le dos tourné, on en profite pour se recueillir dans un des laboratoires d'ordis.

Alors qu'il étudiait en sciences appliquées, Mark était déjà reconnu comme un brillant élève. Faut dire que lorsqu'il est arrivé à Harvard, il n'en était pas à ses premières armes en programmation. Au secondaire, il avait développé un logiciel pour aider les employés de son père à communiquer entre eux, ainsi qu'un dérivé du jeu Risk, qui lui avait permis de se faire remarquer par Microsoft et AOL. Les deux compagnies avaient d'ailleurs tenté de le recruter dans leurs rangs... mais en vain. À l'époque, Mark avait préféré poursuivre ses études à Harvard. Quel sage homme.

15h- La fraternité

Pour poursuivre notre voyage en territoire facebookien, on se dirige vers les locaux d'Alpha Epsilon Pi, la fraternité à laquelle Mark a appartenu, étudiant. Sur Google Maps, celle-ci est située au 12 Quincy Street. Pourtant, sur place, il n'y a aucune indication: pas d'armoiries, pas de grosses portes avec des grillages, pas de têtes de tigres. Juste un gros bâtiment avec des chambres dedans. Pour éclaircir la situation, on intercepte trois gars qui jouent au frisbee sur le terrain.

-Heille, les gars. Savez-vous où se trouve la frat house d'Alpha Epsilon Pi ?

-Ils n'ont pas de maison. Ça coûte cher, tsé... Quand ils ont des réunions, ils squattent les locaux de Harvard.

À la défense de Mark, il faut dire qu'Alpha Epsilon Pi n'était pas son premier choix quand il est entré à l'université. Il avait plutôt tenté de se faire accepter par le Porcellian Club, un club hypersélect, qui existe depuis 1791 et qui ouvre seulement ses portes aux jeunes hommes les plus prestigieux de Harvard. Malheureusement, les membres ont refusé son adhésion. C'est pourquoi il a dû se tourner vers Alpha Epsilon Pi, une fraternité de deuxième ordre, qui regroupe uniquement des juifs de sexe masculin et qui est réputée pour être assez-plate-merci.

Avant de partir-à défaut de pouvoir caler une bière au beer bong avec la gang d'Alpha Epsilon Pi comme dans les films américains-, on s'incline devant la bouche d'égout du 12 Quincy Street, où on trace en bleu les mots: «I love you Mark Zuckerberg».

16h - Le Harvard Crimson

À quelques pas des non-locaux d'Alpha Epsilon Pi se trouvent les bureaux du Harvard Crimson, le plus ancien journal étudiant publié en Amérique, pour lequel ont entre autres écrit Frank D. Roosevelt et John F. Kennedy. On s'assoit dans les marches de l'escalier pour lire quelques pages du dernier numéro d'Urbania. C'est bon.

C'est aux journalistes du Harvard Crimson que Mark a accordé sa première entrevue. Celle-ci n'était pas à propos de Facebook, mais bien du site Facemash, qu'il avait créé au début de ses études dans sa fameuse chambre. Basé sur le principe de Hot or Not, Facemash invitait les internautes à voter pour la plus belle fille de Harvard, en comparant les étudiantes entre elles.

Pour y arriver, Mark avait réussi à forcer l'entrée du système informatique de Harvard pour s'approprier toutes les photos des étudiantes. Après sa sortie, le site avait connu un tel trafic que tous les serveurs de Harvard avaient fini par planter. Par conséquent, Mark était passé à deux doigts de l'expulsion et avait été convoqué devant le conseil consultatif de Harvard pour s'expliquer. Après délibération, celui-ci avait finalement conclu de le garder, sous prétexte que Mark était un être différent.

17h - Cour de Boston

Après avoir posé devant le Harvard Crimson avec le fantôme de JFK, on décide de se rendre à la Cour de Boston, où a eu lieu le procès de Mark et des jumeaux Tyler et Cameron Winklevoss, les fondateurs du site web ConnectU, un réseau social qui n'a jamais vu le jour.

Selon les deux frères, Mark leur aurait volé l'idée de Facebook, après qu'ils lui aient confié la programmation de ConnectU. À la suite du procès, son entreprise a été condamnée à verser 65 millions de dollars aux jumeaux, le 25 juin 2008.

(Pour être honnête, on n'a jamais trouvé la Cour de Boston. On a bu une Beck à la santé de Mark devant la School of Public Administration de Harvard, parce qu'on trouvait que ça avait l'air d'un palais de justice et parce qu'on trouvait ça plus joli.)

18 h - Cambridge 1

Affamés, on s'arrête manger à la pizzeria Cambridge 1 (un des restaurants préférés de Mark), le coeur léger à l'idée d'aller visiter sa chambre. Devant notre pointe de pizz' et notre laitue bostonnaise, on en profite pour poser quelques questions au serveur au sujet du grand Mark.

-Connaissez-vous Mark Zuckerberg ?

-Mark, qui ?

À notre grande stupéfaction, notre serveur ne l'a jamais vu. Ni l'autre serveur. Ni le barman. Ni la petite hôtesse à l'entrée. Ni les cuistots mexicains. Ni le plongeur là, derrière.

Pourtant, c'est à cet endroit même que l'ancien meilleur ami de Mark, Eduardo Saverin, a accepté de lui passer 1000$ pour qu'il puisse démarrer son projet Thefacebook (l'ancêtre de Facebook). Autour de la table, les deux hommes s'étaient entendus pour que le fondateur détienne 70% de la compagnie et, son ami, 30%. Mais, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Dans les années qui ont suivi, Mark est parti bâtir sa compagnie à Silicon Valley et Eduardo a continué ses études. Zuckerberg s'est fait de nouveaux amis et a fini par éjecter Eduardo de sa vie. Ainsi, leur amitié s'est terminée sur une note assez amère: Eduardo a entamé des poursuites contre Mark pour avoir son nom parmi les cofondateurs de Facebook. Et il a gagné.

Une fois le ventre bien plein, on est fin prêts à se rendre au point culminant de notre visite, notre Jérusalem à nous: le Kirkland House, la résidence où se trouve l'ancienne chambre de Mark.

19h - La résidence

De l'extérieur, le Kirkland House est un bâtiment magnifique, un Ritz pour étudiants. Avant de passer à la désormais célèbre chambre H-31, on en profite pour faire le tour des lieux et marcher là où Mark a marché: la cour intérieure, la cafétéria, puis les toilettes, où, paraît-il, Mark a déjà eu des activités sexuelles.

Après avoir fait le tour, on se dirige vers le bâtiment où sont situées les chambres des étudiants. À notre arrivée, la porte est barrée. On attend 5-10-15 minutes... On réussit finalement à se faufiler, lorsqu'une des étudiantes sort de la résidence. À l'intérieur, on déchante un peu. Ça sent le renfermé; la peinture blanche est défraîchie; les chambres sont aussi spacieuses que des trous à rats. On grimpe les escaliers deux par deux: premier, deuxième, troisième étage. À pas de géants, on parcourt les numéros inscrits sur les portes. H-28, H-29, H-30... On y est presque.

H-31.

Ça y est. 508 kilomètres plus tard, on se trouve maintenant devant la chambre de Mark : le nouveau centre du monde. Après s'être recueillis quelques instants devant la poignée de porte, on cogne.

Pas de réponse.

On cogne encore.

Toujours pas de réponse.

Nerveusement, on plonge la main dans la boîte aux lettres et on en ressort une enveloppe où il est écrit «Lydia Thompson (nom fictif)». On décide de lui écrire un mot, à l'endos d'une vieille feuille Google Maps.

Chére Lydia,

Nous sommes des étudiants universitaires de Montréal. Nous sommes présentement à Harvard. Nous aimerions visiter et prendre une photo de ta chambre. Tu peux nous rejoindre au numéro suivant: 514-451-83XX.

Catherine et Gabriel

P.-S. : Au cas où tu ne serais pas au courant, tu habites dans l'ancienne chambre de Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook.

À l'instant où on s'apprête à partir, sa voisine fait son apparition dans le couloir.

-Sais-tu si Lydia revient bientôt ? On cherche à la rejoindre.

-Elle devrait être là présentement... Êtes-vous des amis d'Éric ?

-Oui... c'est ça... (?)

-J'ai son numéro de téléphone. Le voulez-vous ?

Et, comme ça, sur un plateau d'argent, on a eu le numéro de téléphone de Lydia. Sans attendre, on a laissé un message, lui disant de nous rappeler parce qu'on voulait visiter sa chambre.

21h - À l'hôtel

Après avoir passé deux heures dans le trafic, on arrive finalement

à notre chambre au Red Roof Hotel, située sur un boulevard Taschereau de Boston. On dépose nos gougounes et nos bâtons de pèlerins dans l'entrée et on s'étend quelques minutes sur le lit, pour consulter notre profil Facebook sur notre portable, exténués.

Le téléphone sonne. Ça doit être Lydia. On répond, fébriles.

-Bonjour, ici la police de Cambridge.

Coït interrompu. On déchante assez vite.

-Une certaine Lydia Thompson nous a contactés. Elle dit être dans un état de panique parce que vous êtes rentrés dans les résidences du Kirkland House, que vous lui avez écrit un message et que vous lui avez laissé un message parce que vous vouliez prendre sa chambre en photo. Est-ce vrai ?

-Oui... mais, c'est juste parce qu'on est en pèlerinage et qu'on voulait prendre la photo de la chambre de Mark Zu...

-Comment avez-vous fait pour avoir son adresse et son numéro de téléphone ?

-C'est sa voisine qui nous a donné ça...

-J'aurais besoin de votre nom complet et de votre adresse. Immédiatement.

On fournit les informations qu'il nous demande sur-le-champ, les mains moites, le souffle court, la petite voix qui squeeze dans

la gorge.

-Vous étudiez à quelle université ?

-Pfff... euhhhh... à l'UQAM.

-Épelez UQAM.

-U-Q-A-M.

-Je sais pas comment ça se passe à Montréal, mais ici, vous avez pas le droit de faire des choses comme ça. Harvard, c'est une propriété privée.

-On est désolés... On savait pas...

-À partir de maintenant, si un policier vous appréhende sur le campus, il va devoir vous arrêter. Est-ce que vous m'avez compris?

-Oui..

-M'avez-vous bien compris ?

-OUI !

On raccroche, en s'échouant sur notre lit du Red Roof Hotel, avec la folle envie de se cacher sous les couvertes, comme deux enfants qui ont fait un mauvais coup et qui se sont fait gronder par leurs parents.

Samedi 16h - Lacolle

Le lendemain matin, on a repris nos bâtons, nos gougounes et notre caisse de Beck, puis on a quitté Harvard, avec la drôle d'impression d'avoir commis quelque chose de pas correct.

On a traversé le Massachusetts, le New Hampshire, puis le Vermont jusqu'aux douanes. Rendus à ce point, on avoue, on avait vraiment la chienne de pas passer. On avait peur que la police de Cambridge nous ait retracés sur Facebook et qu'elle ait découvert qu'on n'étudie pas vraiment à l'UQAM et que, dans le fond, on est juste deux journalistes d'Urbania. On craignait qu'elle nous emprisonne pour avoir voulu prendre une photo de la chambre de Mark. Mais, en bout de ligne, on a passé comme du beurre dans la poêle. Faut croire que, quelque part, dans son QG de San Francisco, saint Mark Zuckerberg veillait sur nous...

* * *

En rentrant à la maison, on a déposé notre grabat dans la chambre et on s'est rués sur notre ordi pour consulter notre profil. On a updaté nos statuts, fait le tour de notre News Feed, téléchargé de nouvelles photos, puis fait une demande d'amitié à Mark.

Après tout ce chemin parcouru, on avait réalisé que, dans le fond, pour en apprendre plus sur lui, on n'avait pas besoin de boire une bière devant un faux palais de justice, de manger sa pizza préférée avec de la laitue Boston qui goûte l'eau ou d'embrasser des bouches d'égout devant une non-fraternité. Tout ce qu'on avait à faire se cachait là, sous nos yeux, sur notre écran d'ordi.

Tout ce qu'on avait à faire, c'était de devenir son ami. Mais comme dirait Paulo Coelho, ce n'est pas le but à atteindre qui compte, mais le chemin parcouru.

P.S.: On a aussi fait une demande d'amitié à Lydia. En date du 24 mars 2010, nous n'avons toujours pas de réponse...

Avec l'aide de Joëlle Perron-Oddo et Meryem Lasfar