Ils s'appellent Steve, Kevin, Vincent, Julie ou Shirley, mais ils viennent de Chine, où ces prénoms n'ont pas d'équivalent. En fait, ce sont des surnoms créés de toutes pièces, qui n'ont rien à voir avec leurs prénoms chinois et qui ne se trouvent dans aucun document officiel. Alors pourquoi?

Bonjour, je m'appelle Léon!

Léon et Florence habitent le Québec depuis neuf ans, mais c'est à peine s'ils peuvent dire quelques mots en français. Peu importe, Tongyun et Fengjiao Lei ont choisi de s'attribuer des surnoms francophones pour faciliter leurs communications.

«Deux ans avant d'émigrer au Québec, on a suivi un cours de français en Chine [à Nanning, dans le sud du Guangxi], nous explique Léon. C'est notre professeur qui nous a trouvé ces noms. Elle venait de France, et c'était plus facile pour elle de retenir nos noms comme ça. Ils n'ont rien à voir avec nos noms chinois. Quand on est arrivés ici, on a décidé de les garder. Essentiellement parce que [nos prénoms] sont difficiles à prononcer...»

Une dizaine de Chinois de Montréal consultés par La Presse nous ont fait un récit similaire et ont indiqué qu'il s'agissait d'une pratique courante.

Selon le consulat de la République populaire de Chine à Montréal, le phénomène serait «assez répandu», mais impossible à mesurer - puisqu'il n'y a aucune trace de ces prénoms fictifs. Est-ce qu'il encourage l'utilisation de surnoms par ses ressortissants? «Nous n'avons pas de politique sur cette question-là, nous dit-on au consulat. On ne l'encourage pas, mais on ne le décourage pas. C'est une décision personnelle.»

Nous avons voulu savoir combien de Chinois avaient fait une demande officielle de changement de nom dans les dernières années, mais la Direction de l'État civil nous indique que ces données ne sont pas « comptabilisées » par le Ministère.

Assimiliation négative?

Est-ce que cette pratique peut être considérée comme une forme d'assimilation négative par les membres de la communauté chinoise?

«Absolument pas! répond Léon. Entre nous, on s'appelle par nos prénoms chinois. Mais ça facilite nos rapports ici, c'est tout. Je vous dirais même que c'est plutôt bien vu, parce que ça signifie qu'on a réussi. Ici comme en Chine d'ailleurs, où beaucoup de Chinois se donnent des prénoms américains.»

«C'est la mode. Il y a une perception que les gens qui portent des surnoms occidentaux sont plus éduqués.»

Li Xin Wang travaille comme intervenante communautaire au Centre d'accueil et de référence des immigrants (CARI) à Saint-Laurent. Elle n'a jamais utilisé de surnom - «Li, c'est quand même facile à dire!», se défend-elle -, mais son fils Zhaojenj, oui. Il s'appelle Jeff maintenant.

«Après quelques années, on a fait changer son nom dans les documents officiels, précise-t-elle, parce que tout le monde l'appelait comme ça!»

Ni encouragée ni découragée

Doctorante en psychologie (en Chine), Li Xin accueille les immigrants chinois qui arrivent à Montréal. Elle constate que plusieurs d'entre eux ont déjà des prénoms francophones (avant même d'avoir commencé leur cours de francisation), mais elle ne croit pas qu'il s'agit d'une majorité.

Est-ce qu'elle les encourage à se trouver des surnoms quand ils n'en ont pas déjà un? «Non, nous dit-elle, mais je comprends leur raisonnement. Ils croient que ça les aidera à obtenir des entrevues quand ils cherchent du travail.»

Dans le centre de francisation Lartigue, à Montréal, ces baptêmes improvisés ne sont pas courants. Neli Guedova, d'origine bulgare, y enseigne le français langue seconde depuis plus de 10 ans. Si les Chinois adoptent des prénoms occidentaux, c'est peut-être aussi une question d'amour propre, croit-elle. «Parce qu'on ne prononce pas bien leurs noms.» Par contre, jamais Mme Guedova n'oserait rebaptiser un élève de son propre chef.

«C'est une question de respect, nous dit-elle. Pour moi, ce serait de la discrimination. Il faut les accepter avec toutes leurs différences.»

«Si un élève veut se faire appeler d'une certaine façon, alors on le fait, mais je n'ai jamais pris la liberté de leur attribuer un nom.»

Est-ce qu'ils sont nombreux à porter des surnoms occidentaux? «Oui, il y en a plusieurs, mais il y en a aussi qui conservent leurs noms chinois», nuance-t-elle.

Priorité: intégrer les enfants

Faut-il pour autant y voir un désir ardent d'intégration? «Je ne sais pas, répond Léon. C'est une question pratique. Mais c'est sûr que l'intégration de nos enfants est une priorité», croit-il.

Si Léon peine à parler français, ce n'est pas le cas de ses enfants. Shulan, arrivée au Québec à l'âge de 10 ans (qui n'a pas de surnom francophone), et Cindy, née à Montréal, qui n'a pas de prénom chinois, parlent toutes les deux un excellent français - les deux ont même servi d'interprètes pendant l'entrevue! «C'est important pour nous que nos enfants s'intègrent bien ici et qu'ils réussissent», nous dit cet ingénieur arrivé au Québec à l'âge de 42 ans.

«Moi, je suis arrivé ici trop tard, estime Léon, qui travaille comme machiniste (faute d'avoir perfectionné son français et refait ses études d'ingénierie). Je fais mon possible pour parler un peu français, mais c'est très difficile. Il y a beaucoup de Chinois qui choisissent de s'installer ailleurs au Canada pour cette raison. Mais moi, j'avais plusieurs amis chinois qui sont venus ici, donc j'ai décidé de les rejoindre. Mon meilleur ami chinois s'appelle Jean, mais il parle très bien français, lui!»

Des diminutifs aussi

Sylvain Brébart enseigne depuis 20 ans à l'école primaire Enfant-Soleil, à Saint-Laurent, qui compte près de 5000 Chinois sur son territoire.

Lui aussi constate cette tendance parmi ses élèves chinois. Il nous donne l'exemple des frères Martin et Mathieu (dont les prénoms officiels sont chinois). «C'est beaucoup plus fréquent dans la communauté, nous dit-il. Contrairement à nos élèves camerounais, qui comptent pour 17 % de la population étudiante, et qui gardent leurs noms, même s'ils sont plus longs ou difficiles à prononcer.

«Si leur nom est très long ou difficile à prononcer, je vais leur trouver un diminutif, nous dit-il, mais sans le dénaturer. Comme Kaveenaiysh, qui vient du Sri Lanka, je l'appelle Kavi. Dans certains cas, on s'habitue. J'avais une élève chinoise qui s'appelait Zhuoyao, mais ça se prononce "Joya", donc c'est facile à retenir. Mais deux de mes trois élèves chinois cette année ont des noms occidentaux.»

Le défi de la francisation

Li Xin Wang nous le confirme, le français est la principale barrière des Chinois qui arrivent au Québec. Quand ils s'attribuent un surnom francophone, c'est un pas vers la francisation. «Il y en a plusieurs qui réussissent parfaitement leur francisation, mais ceux qui n'y parviennent pas retournent en Chine ou alors émigrent dans d'autres provinces canadiennes [anglophones]. L'emploi est aussi bien sûr au coeur de leur intégration, mais la qualité de l'emploi est souvent liée à la connaissance du français. » « Les Chinois vont faire ce qu'il faut pour s'adapter, poursuit Li Xin Wang. En réalité, ils sont assez ouverts et la majorité s'intègre bien ici. Nous, en tout cas, au CARI, on les encourage à participer aux activités locales de leur quartier et à se mélanger avec les autres.»

Et ailleurs?

Parmi les nombreux immigrés qui viennent d'Afrique, du Moyen-Orient ou d'Asie, il y a bien sûr beaucoup de noms difficiles à prononcer en français. La Presse est allée voir si cette pratique d'attribution de surnoms occidentaux est répandue dans d'autres communautés, mais aussi comment elle est perçue par leurs membres.

Viêtnam

Lan Vu est d'origine vietnamienne. Quand sa famille a émigré au Québec, elle avait 8 ans. Pour elle, comme pour ses parents, ce serait inimaginable de changer son prénom. «Si je disais à mes parents que je me faisais appeler Nathalie, ils ne seraient pas très contents. C'est une question de fierté. Ça peut arriver que quelqu'un se donne un surnom parce que son nom est difficile à prononcer, mais habituellement on garde nos noms vietnamiens. Les seuls qui ont un deuxième prénom "occidental", ce sont les chrétiens. À ce moment-là, ils peuvent utiliser l'un ou l'autre de leurs prénoms.»

Congo

Jean Zenga a un prénom chrétien, mais sous le règne du maréchal Mobutu, il a été encouragé (comme d'autres!) à ajouter un «post-nom» africain, qui pouvait être le nom d'un ancêtre, par exemple. C'est dans ce contexte qu'il a adopté le nom de Kufulwasa. Quand il est arrivé au Québec, il s'est fait appeler Jean, tout simplement. «Beaucoup de Congolais harmonisent leurs noms en arrivant ici, nous dit-il, parce qu'ils sont ou bien trop longs ou trop difficiles à prononcer. Dans le cas des réfugiés, c'est encore plus frappant. En arrivant ici, plusieurs d'entre eux se créent une nouvelle identité entièrement occidentale!»

Inde

Moninder Singh Anand fait partie de la communauté sikhe indienne de Montréal. Il est arrivé au Québec à l'âge de 8 ans. Il nous explique qu'en Inde, c'est la famille qui donne un surnom à ses enfants. Lui, c'est Bandhu. Tous ses proches l'appellent comme ça. Au Québec, son prénom officiel est Moninder, mais il a choisi de se faire appeler Manny, une pratique très courante, nous dit-il. «Ce sont des surnoms qui ont un lien phonétique avec nos vrais noms. Personne ne se ferait appeler Steve, par exemple. Il serait gêné de se faire appeler comme ça parce que ça n'a aucun rapport avec son vrai nom.»

Maroc

Saïd Fenaoui travaille pour l'organisme Le Collectif, qui aide à l'intégration professionnelle des immigrants. «Les Marocains ne changent pas leurs noms pour des raisons sociales, nous dit-il, mais ils le font parfois quand ils postulent à un emploi. Ils vont utiliser un prénom comme Jacques, par exemple, parce qu'ils pensent qu'ils seront avantagés. Mais nous luttons contre cette pratique. D'abord, s'ils sont embauchés, l'employeur va bien voir qu'ils ne s'appellent pas Jacques [à moins qu'ils aient changé leur prénom à l'État civil] ! Je pense que les gens doivent assumer leur nom. Si vous vous appelez Mohammed, il y a peut-être 10 employeurs qui vont vous ignorer, mais le 11e va vous donner une chance.»

Pologne

Nous avons parlé à un Montréalais d'origine polonaise qui nous a assuré que l'attribution de surnoms n'est absolument pas pratiquée par cette communauté établie au Québec depuis plusieurs décennies. «C'est une question de fierté, nous a-t-il dit. On ne se donne pas des noms occidentaux parce qu'on se considère comme des Occidentaux ! Oui, ça peut arriver qu'on francise notre nom ou qu'on utilise un diminutif, mais le nom ou surnom utilisé découle de notre nom officiel. On ne va jamais s'inventer un nom qui n'a rien à voir avec l'original», nous a indiqué l'homme, qui n'a pas voulu révéler sa véritable identité... et que nous avons rebaptisé Michel.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

Moninder Singh Anand fait partie de la communauté sikhe indienne de Montréal.