Que ce soit à cause d'un accident ou d'une maladie, changer de visage, c'est changer de vie. Surtout pour le pire, mais pas seulement. Trois femmes racontent pourquoi.

Peut-être qu'elle songeait à sa carrière de mannequin en chantant une ballade dans sa voiture. Peut-être qu'elle se disait qu'elle devait passer chez le coiffeur ou qu'elle pensait à la voix de son amoureux. Cindy Loyer ne le saura jamais. Ce jour-là, le 22 avril 1998, un camion chargé de fer a heurté de front sa voiture. Des passants l'ont extirpée de justesse du véhicule enflammé, peu avant l'explosion. Quand elle est sortie du coma, trois mois plus tard, le miroir de sa chambre d'hôpital était recouvert de papier. Trente-quatre pour cent de son corps surtout son visage avait été brûlé au troisième degré. «Ma beauté, je ne vivais que pour ça. J'avais 21 ans. Je me serais absentée du travail à cause d'un bouton. Si on m'avait dit que ça allait m'arriver, je me serais tiré une balle dans la tête «, dit-elle.

Marie-Hélène Tokar aussi a pensé souvent au suicide après sa défiguration. Sur Facebook, les photos d'elle sont sans équivoque. Elles témoignent des traces laissées par le pitbull d'une amie qui lui a arraché la moitié du visage il y a trois ans. «Ce n'est qu'au bout de quatre mois et de toutes sortes d'opérations que je me suis regardée dans la glace. Il n'y a pas de mots pour décrire le choc. C'est la fin du monde.» Entourée de son mari et de ses trois fils, la femme de 47 ans tente depuis d'obtenir du ministère de la Santé de l'aide financière pour payer divers traitements et opérations, dont l'implant d'une prothèse nasale. Elle enchaîne les dépressions, vit avec d'immenses douleurs physiques, fait encore des allers-retours à l'hôpital et n'a plus de travail.

Quant à Julie Vézina, elle assure que les traces qu'elle garde d'un accident de la route survenu par une belle journée ensoleillée d'hiver, à l'aube de ses 26 ans, ne sont pas comparables à celles de bien des gens, mais que ses cicatrices ont tout de même modifié l'apparence initiale de son visage. «Ce n'est plus exactement le même, non. Surtout le profil droit. J'ai des cicatrices, des petites rougeurs et une paupière tombante. J'ai pris conscience à quel point tout est tellement axé sur la perfection des apparences dans notre société. C'est un constat angoissant», observe celle qui travaille comme recherchiste, notamment pour l'émission On prend toujours un train. Le Dr Éric Bensimon, chirurgien plasticien spécialisé en reconstruction maxillo-faciale et président de l'Association des spécialistes en chirurgie plastique et esthétique du Québec, fait chaque année de 40 à 50 interventions majeures sur des visages d'adultes, à l'hôpital du Sacré- Coeur de Montréal. Il opère surtout des cas de défiguration causée par des accidents de la route, des bagarres ou des cancers. Les opérations varient d'un patient à l'autre. «Un impact à 50 km/h est suffisant pour briser tous les os du visage. C'est la gravité de l'accident qui détermine le résultat des interventions. C'est comme un vase cassé qu'il faut recoller, tout dépend de l'état des morceaux. Les deux premières semaines d'hospitalisation sont cruciales pour la reconstruction des fondations d'un visage», note-t-il.

Le cycle des opérations

«Les résultats, aujourd'hui, n'ont rien à voir avec ce que c'était à l'époque. C'est tellement mieux! Mais j'ai été défigurée puis recousue plusieurs fois et opérée durant un an à différents endroits du visage. J'ai subi des sablages de peau. Il me reste une opération à la paupière, que je remets sans cesse à plus tard «, explique Julie Vézina, qui amorce la quarantaine sans trop s'en faire avec ses rides naissantes En 13 ans, Cindy Loyer a pour sa part eu une soixantaine de greffes de peau et d'opérations diverses. Elle n'a plus d'oreilles elle a conservé ses tympans ni de cheveux, et il lui manque le bout du nez. Elle se souvient d'avoir très vite voulu sortir de l'hôpital pour tenter de reprendre sa vie en main. «C'était douloureux physiquement, c'est certain, mais au fil des opérations, je vois les changements. La médecine fait des progrès immenses.» «La chirurgie traumatologique a été révolutionnée au fil du temps, dit le Dr Éric Bensimon. Au début des années 90, l'apparition du titane dans la fabrication des plaques et des vis, par exemple, a permis d'améliorer considérablement le succès des opérations. Les avancées de la microchirurgie y sont aussi pour beaucoup.» Le Dr Bensimon rêve du jour où, dans 5 ou 10 ans, il sera possible de faire des transplantations faciales au Canada, comme on l'a fait pour la première fois en 2005 en France sur la patiente Isabelle Dinoire, qui a reçu avec succès une greffe partielle du visage.

«Ce n'est pas encore tout à fait au point, ici, il y a peu de patients admissibles et les risques de rejet sont immenses», explique-t-il. Les deux reconstructions du visage de Marie- Hélène Tokar se sont justement soldées par des rejets de greffe. Sa vue a été atteinte et sa voix, altérée à la suite d'une trachéotomie. Elle a aussi eu quatre accidents vasculaires cérébraux. «J'attends une opération à la lèvre et aux dents. Je ne sors presque plus de chez moi depuis. C'est invivable, ce regard des autres sur soi. Même en voiture»

Les autres, ces ennemis

Julie Vézina s'est montrée en public pour la première fois deux semaines après sa convalescence, une expérience qu'elle n'oubliera jamais. «J'ai pris le métro. Ces yeux Les questions qu'ils laissaient transparaître, le malaise aussi, c'est marquant», se souvient-elle, la voix chargée d'émotion. Ce n'est pas à la fin de sa carrière de mannequin que Cindy Loyer a pensé en premier, à l'hôpital: «Je suis allée magasiner à la Place Laurier, à Québec. Je voulais que les gens me voient vite. Oui, tout le monde me regardait. Ç'a été mon baptême. Depuis, quand les enfants me disent que je ressemble à un monstre ou que je n'ai pas d'oreilles, je leur explique calmement les raisons», affirme la fonceuse qui est devenue conférencière et qui s'implique pour la cause des grands brûlés avec un moral d'aplomb. «Une personne qui a quelque chose d'inusité au visage, ça crée un malaise. Les yeux sont attirés autant par ce qui est beau que par ce qui dérange à première vue. Plus longtemps la personne s'isole, plus lent sera l'apprivoisement du nouveau visage», soutient le psychiatre Nicolas Bergeron, chef du service de consultation-liaison au CHUM. Actif au Centre des grands brûlés de l'Hôtel-Dieu, il agit principalement auprès de patients qui, comme Cindy Loyer, voient leur apparence physique changer radicalement après des brûlures.

Régulièrement suivie en psychiatrie, Marie- Hélène Tokar a du mal à vivre. «Je n'accepte pas la situation. Je ne vois pas la fin du tunnel. J'ai voulu mourir. J'ai fait quelques tentatives de suicide, mais je reste pour mes proches.» Selon le Dr Bergeron, le retour à la vie normale dépend de la personnalité des victimes. Si, pour certaines, le simple fait d'être en vie est une bénédiction, pour d'autres, c'est la fin du monde. «La figure, c'est notre identité sociale, c'est une empreinte unique, c'est l'organe qui exprime les émotions, qui nous donne notre appartenance raciale et familiale. C'est clair que lorsque le visage est altéré, les patients peuvent vivre un choc traumatique», déclare le Dr Bergeron, qui est aussi vice-président d'Entraide grands brûlés.<

Séduire en étant différent

«Moi, en me voyant pour la première fois dans la glace, je me suis dit que j'allais faire avec. Mais le plus difficile, c'est quand on est célibataire Je me sentais mal quand un gars s'attardait à mon profil droit «, se remémore Julie Vézina, qui a trouvé l'âme soeur quelques années après l'accident et qui est aujourd'hui maman de deux petits garçons. Cinq ans après la tragédie routière, Cindy Loyer s'est mariée et a aussi eu deux enfants. Elle a maintenant un nouveau compagnon et file le parfait amour. «Jamais mon apparence ne m'a empêchée de me faire des chums, jamais. On m'accepte parce que je me suis acceptée et ç'a été simple parce que je m'aime comme personne, même différente.» Nicolas Bergeron se souvient d'une patiente défigurée qui croyait qu'elle ne se marierait jamais et qui a finalement rencontré un homme qui aime sa différence. «Parfois, ce n'est pas à cause des blessures visibles qu'une personne va cesser d'être attirante, dit-il. Tout dépend de la façon dont elle vit avec son apparence physique. C'est valable pour tout le monde, d'ailleurs.»

Voyage aux profondeurs de l'être

Il poursuit en disant que, bien souvent, des patients défigurés savent retirer des éléments positifs de leur nouvelle apparence. Cindy Loyer, la battante, préfère même ce qu'elle est aujourd'hui. «J'ai les valeurs à la bonne place, alors qu'avant j'étais plutôt superficielle. Je vieillis sereinement. J'ai 34 ans, je sais que je n'aurai jamais de rides, jamais de cheveux blancs, je ne serai jamais angoissée par le vieillissement. Je suis épanouie comme femme, je ne suis pas obsédée par les mêmes choses», affirme l'ancien mannequin. Avec ses marques de moins en moins apparentes au fil du temps, Julie Vézina affirme elle aussi qu'elle n'est tout simplement plus la même femme. «Il y avait une Julie égocentrique, sombre et bébé gâté, qui a fait place à une nouvelle Julie, plus lumineuse, qui apprécie chaque instant, plus empathique aussi.» «Cette nouvelle image a façonné une plus belle personnalité, ajoute-t-elle. Elle m'a forcée à me réorienter vers une carrière qui touche les gens, qui va avec ma sensibilité.»

Pour ce qui est des magazines de mode, la recherchiste ne s'y attarde plus autant qu'avant. Elle est aussi soulagée d'avoir mis au monde des garçons plutôt que des filles