J'ai fait 21 demandes d'emploi avant d'être embauchée dans un supermarché. J'ai fait le tour: IGA, Metro, Loblaw, Provigo, Jean Coutu. Là où les employés travaillent debout. J'ai bricolé un curriculum vitae. J'ai sorti des boules à mites mon travail de caissière chez Steinberg dans les années 70. J'en ai gardé un douloureux souvenir: mal au dos, mal aux jambes, mal aux pieds. Avant de m'embaucher, le gérant m'a fait passer une entrevue. Trente minutes. «Pourquoi avez-vous choisi notre magasin? Pourquoi voulez-vous être caissière?» Ensuite, un autre test, 68 questions. Êtes-vous un peu, beaucoup ou pas du tout d'accord avec des énoncés du genre: «Avant, j'étais un peu paresseuse au travail, mais plus maintenant.» Le supermarché s'est assuré que je n'avais pas de dossier criminel. C'était un jeudi. Le lundi, le gérant m'a appelée. «Tu commences demain. Mets un pantalon noir, pas de jean.»

Jour 1. Mardi matin, 8h 15

Le gérant me présente Sandra. C'est elle qui va m'expliquer le travail.

La journée démarre sur les chapeaux de roues. Je dois apprendre par coeur une foule de détails. J'ai le cerveau encombré. Pourtant, il n'est pas encore midi.

Le dîner me délivre de ma caisse. Une heure non payée. Je dois pointer avant et après. Même chose pour les pauses. En haut d'un escalier étroit, dans une pièce sans fenêtre aux murs d'un beige triste, cinq employés mangent, assis autour d'une table. Une musique d'ascenseur joue en sourdine.

Certains ont le nez plongé dans un journal, d'autres rigolent en racontant des anecdotes sur d'anciens collègues.

Marielle tourne distraitement les pages d'une revue. Elle est commis dans la poissonnerie. «Quand je suis arrivée, j'étais incapable de faire la différence entre une truite et un saumon», raconte-t-elle en riant. Le plus dur? L'air glacé que soufflent les réfrigérateurs. «J'ai tout le temps froid dans le cou», dit-elle.

Dans le couloir, à côté de la salle à manger, une feuille épinglée sur un tableau d'affichage affiche le nombre de produits qu'un caissier doit scanner par minute. L'objectif de la semaine: 21,9 articles. La semaine précédente, la moyenne a été de 20,95. À la minute.

L'entreprise note minutieusement la performance de ses employés. Sur une autre feuille épinglée au babillard, chaque caissière peut voir le nombre d'articles qu'elle a scannés, jour après jour. La meilleure a une moyenne de 31 à la minute; la moins bonne, 18. Les plus expérimentées sont d'une habileté diabolique.

«Plus tu vas vite, plus tu as des chances d'avoir une étoile au tableau d'honneur», m'explique Sandra.

Ce qui me préoccupe, ce n'est pas le tableau d'honneur, mais les codes des fruits et légumes que je dois apprendre par coeur si je veux prendre de la vitesse.

Il faut que je les tape sur le clavier de ma caisse. Citrons: 4053, mangues: 4959, laitue frisée: 3167, laitue boston: 4501, laitue chinoise: 4557, iceberg: 4061. Les chiffres ne suivent aucune logique.

Il me reste encore quatre heures de travail. Debout. Et une seule pause de 15 minutes. J'ai mal à la tête et aux pieds.

Mais Sandra est là, comme un ange gardien. Elle est enceinte de 26 semaines. Son premier bébé. Elle a 32 ans. Elle ne doit pas passer plus de quatre heures debout, ordre de la CSST. L'après-midi, elle s'installe sur un tabouret à côté de ma caisse.

Elle me guide dans les méandres de mon travail: le bouton pour la carte de débit, celui pour la carte de crédit, les coupons de réduction, le code pour les livraisons à domicile, celui pour le remboursement des canettes et des bouteilles vides, les billets de loterie, les clients qui veulent 20$ de plus, la différence entre les 26 variétés de pommes - les gala, les granny smith, les cortland -, sans oublier les 13 sortes de courges, les 11 sortes de tomates, les 9 sortes d'oignons... qui ont chacune un code à quatre chiffres différent, pour mon plus grand malheur et celui des clients, qui soupirent quand ma caisse bloque parce que je me suis trompée.

Et tout ça debout, pendant huit heures, sans bouger, dans un univers qui se résume à un carré de 60 cm de côté.

Jour 2. Mercredi, 8h 30

La journée commence. Installée à ma caisse, je suis moins affolée par l'avalanche de micro-détails. La journée démarre doucement. J'ai mis mon pantalon noir et le chandail gris et rouge frappé du logo de l'entreprise. Mes cheveux sont sagement attachés en queue de cheval.

Une drôle de clientèle habite le quartier, à deux pas du centre-ville de Montréal. Des gens mal en point qui ne se sont pas lavés depuis plusieurs jours, d'autres tirés à quatre épingles, de jeunes couples branchés, des vieux qui font une grosse épicerie parce que, le mercredi, les 65 ans et plus ont droit à un rabais de 10%. Beaucoup de gens à pied qui quittent le magasin chargés comme des mulets, d'autres qui vous observent d'un air soupçonneux chaque fois que vous scannez un article.

«Le bacon est en solde, aujourd'hui, pourquoi vous avez mis 5,39$?» demande un client méfiant.

De 8h30 à 11h15 sans pause. Dès que je m'étire pour remettre un sac trop lourd à un client, mon dos proteste.

Midi. Il n'y a que Constantina et moi dans la salle à manger aux murs beige fané. Elle a le nez plongé dans un journal. Pas jasante. Je lui demande si elle trouve difficile de travailler debout pendant de longues heures. Elle lève la tête et me regarde, incrédule.

«Mais oui, c'est dur, répond-elle dans son anglais approximatif. J'ai mal aux jambes, mal aux hanches, mal au dos. Et ça fait 25 ans que ça dure.

- Et pourquoi tu ne demandes pas un tabouret?»

Elle me regarde en riant franchement. «Mais parce qu'ils vont refuser.»

Elle peste contre les hivers trop longs et les étés trop courts, et elle me parle avec nostalgie de sa Grèce natale, qu'elle a quittée au milieu des années 70 pour suivre son mari.

Antonio et Mathieu arrivent. Ils étudient, le premier à Polytechnique, le second à l'École de technologie supérieure (ETS). Ils se disputent en riant pour savoir laquelle forme les meilleurs ingénieurs.

Mathieu est emballeur. Il a déjà été caissier. Il détestait ça. «On est tout le temps debout, on ne peut pas bouger et on a mal aux jambes et aux pieds.»

«Et si on veut aller aux toilettes, ajoute Marielle, il faut demander la permission parce qu'on ne peut pas quitter la caisse. Je devais être caissière, mais finalement on m'a envoyée à la poissonnerie. Jamais je ne voudrais faire ce travail-là. Et je n'aime pas le contact avec le public. Les gens sont méchants.»

La salle à manger n'est pas très propre. Un seau rempli d'eau sale traîne et la table est jonchée de papiers gras et de vieux journaux.

Après mes microscopiques 15 minutes de pause, je retourne à ma caisse. Il est 15h et je suis vannée. Je finis à 17h30.

À 16h30, je suis dans l'oeil de la tempête, c'est-à-dire le flot des travailleurs qui arrêtent au supermarché avant de rentrer à la maison. Ils sont pressés, fatigués, impatients, surtout avec une caissière qui passe son temps le nez fourré dans sa feuille de codes dès qu'un fruit ou un légume apparaît.

À 17h45, la superviseure me dit que je peux fermer ma caisse. Je trime depuis 8h30. Je suis lessivée. Qui a dit que le travail de caissière était facile?

Jour 3. Jeudi, 9h

Le magasin tourne au ralenti. Le directeur en profite pour tenir une réunion impromptue. Il porte une chemise blanche et non l'incontournable chandail gris et rouge de la chaîne. Tout le monde est debout autour de lui. Il parle des ventes, de la motivation des employés et des soldes de la semaine.

Un commis lui demande pourquoi la convention collective n'est pas encore signée. Elle est échue depuis un an. «Ça avance, ça avance», répond le directeur. Son optimisme est accueilli par un silence poli.

Avant dîner, je quitte ma caisse pour une «formation». Pendant deux heures, Sandra, mon ange gardien, lit des instructions sur des feuilles plastifiées. Elle m'explique comment porter fièrement mon uniforme, comment accueillir un client et lui parler de la carte de crédit du magasin, comment bien peser les aliments et comment examiner la plateforme inférieure des chariots où s'empilent des caisses d'eau et de bière afin de m'assurer que les clients ne fileront pas sans payer.

«Quand un client arrive à votre caisse, lit Sandra, vous devez lui dire bonjour en souriant.»

Je dîne à 13h18. Pointe avant, pointe après. Total: une heure, pas une minute de plus, pas une minute de moins.

La salle à manger est tranquille. Il est tard, la plupart des employés ont déjà mangé. Mathieu, étudiant, est là. «Veux-tu jouer aux cartes?»

L'heure passe terriblement vite. Mathieu me bat aux cartes.

Je retourne à ma caisse. Les clients déboulent. Je jette un oeil sur l'horloge: 17h07. Il me reste 53 minutes de travail. Une éternité. Mal aux pieds, mal aux pieds.

Jour 4. 11h30.

Ma journée commence. Je finis à 20h30. Je ne sais pas ce qu'ont les clients, aujourd'hui, mais certains sont enragés. Il y en a un qui me demande s'il peut retirer 100$. Ma caisse est pratiquement vide, ma journée commence. Je lui tends un billet de 100$.

Il hurle. «Cent piasses! J'en veux pas! Y a personne qui va vouloir changer ça! Donne-moi cinq vingt piasses!»

C'est le deuxième client qui me rudoie. J'en ai presque les larmes aux yeux.

Laurent me console. «T'en fais pas, tu vas t'habituer.» Laurent a 31 ans, il est emballeur depuis cinq ans. Timide, un peu gauche. Il me donne un coup de main dès que ma caisse déborde. La plupart du temps, les caissières travaillent sans emballeur.

André aussi est emballeur. Il jette un oeil sur ma caisse et vient discrètement m'épauler quand il sent que je perds pied. Il est à la retraite depuis un an. «Au début, c'était l'euphorie», dit-il. Il pouvait enfin faire de la moto tous les jours de la semaine. Mais au bout de quatre mois, il s'est mis à déprimer et à prendre du poids. Il a décidé de se trouver un boulot et il a abouti dans ce magasin, où il travaille depuis trois mois.

«Je devais être à temps partiel, raconte-t-il entre deux clients, mais je fais souvent 40 heures par semaine. J'adore ça et j'ai perdu ma bedaine.»

Pendant mon heure de dîner, je croise Rodrigo, un Mexicain qui travaille à la manutention. Le soir, il suit des cours en bijouterie. Il ne veut pas travailler dans un supermarché toute sa vie.

16h. Le gérant m'interpelle. «Ferme ta caisse et suis-moi.» J'ai le trac. Ai-je fait une erreur? Ma caisse est en déficit? A-t-il deviné que je suis journaliste?

«Il faut que je te fasse écouter un DVD sur les produits dangereux et la propreté quand tu travailles dans la viande. Ça donne rien parce que t'es caissière, mais il faut le faire. Je suis pressé, on va faire ça vite.»

Après avoir regardé le DVD, je dois répondre à des questions. Le gérant me dicte les réponses, que je transcris rapidement dans un cahier. «Garde-le, dit-il en me montrant le cahier. Tu le liras chez toi.»

La «formation» est bouclée en moins d'une heure. Je retourne à mon poste. De longues files s'étirent devant les caisses, c'est vendredi soir et il y a de l'électricité dans l'air.

Tout va trop vite: la nourriture qui s'empile sur le tapis roulant de ma caisse, les cartes de crédit, les coupons rabais, les clients énervés, les bouteilles vides qu'il faut rembourser en tapant un code, les foutus fruits et légumes, les grosses caisses de bière qui défilent l'une après l'autre, la musique d'ascenseur. La lancinante musique d'ascenseur. Il n'y a que deux caisses d'ouvertes. J'ai l'impression de courir un marathon.

J'ai commencé à 11h30, je finis à 20h45. Première pause à 14h, heure de dîner à 15h30, deuxième pause à 18h15.

Tout ça au salaire minimum.

Jour 5. Samedi, 13h 30

Je me réveille courbaturée. Les caisses de bière trop lourdes que j'ai soulevées à bout de bras la veille.

Dernière journée. Je travaille de 13h30 à 20h. Six heures et demie entrecoupées de deux pauses de 15 minutes. Pas d'heure de dîner.

Je commence à connaître par coeur plusieurs codes de fruits et légumes. Je suis plus rapide et les caisses de bière me semblent moins lourdes. J'apprends aussi à connaître mes collègues.

Ramon, 24 ans, commis depuis six ans. Petit, mince, nerveux. Ne veut pas passer sa vie ici. Il essaie de payer ses dettes et d'économiser pour retourner aux études. En mécanique. Pas facile quand tu gagnes 12,50$ l'heure. «Et je suis au top de l'échelle», précise-t-il.

Nancy, caissière. Cheveux noirs courts, look rebelle. Dans la vingtaine. Ne sourit jamais aux clients, mais aux collègues, oui. Elle connaît les codes par coeur et me donne un bon coup de main. Aujourd'hui, elle travaille de 15h à 21h30, un bloc de cinq heures et demie. Elle n'a droit qu'à une seule pause de 15 minutes. Pas d'heure de dîner.

Elle me regarde entre deux clients et murmure «I'm pissed off» (je suis écoeurée) en mettant son doigt sur sa tempe comme si elle voulait se tirer une balle dans la tête.

François, caissier. Frêle, jeune trentaine, aime son travail. À l'aise comme un poisson dans l'eau. Lui aussi me souffle les numéros de code quand un fruit inconnu atterrit sur ma balance. Il travaille souvent jusqu'à 23h, c'est-à-dire jusqu'à la fermeture du magasin. Un horaire qui lui convient. Pas le genre à se lever tôt.

Pendant une de mes pauses, je jette un oeil sur le babillard. Je vois la liste qui décortique la performance des caissières. Je regarde, curieuse. La première journée, j'ai scanné 11,91 articles à la minute. La deuxième, 13,15': huit points en dessous de la moyenne.

De retour à ma caisse, mon téléphone sonne. C'est Clara, la superviseure. «C'est toi, la 214 (mon numéro de caissière)? Hier, tu as facturé deux fois la livraison à un client. Fais attention!»

La journée passe vite, même si je suis clouée à ma caisse pendant six heures et demie avec deux pauses de quinze minutes qui filent à la vitesse de la lumière. Les clients sont plus calmes. Il pleut. C'est samedi.

À 20h, Clara me crie: «Tu peux fermer, mais nettoie ton poste avant de partir!»

Quand je pars, ma caisse brille comme un sou neuf.

Nombre d'heures travaillées en cinq jours: 42,5.

Depuis les années 70, la technologie a changé. À l'époque on pressait les touches d'une lourde caisse enregistreuse. Aujourd'hui, on passe les articles devant un oeil électronique.

La technologie a évolué, mais les conditions, elles, n'ont pas bougé. Le travail est encore payé au salaire minimum et les caissières restent toujours debout, immobiles devant leur poste. Et la journée se termine de la même façon: mal aux dos, mal aux jambes, mal aux pieds.

- Tous les noms sont fictifs.