Le musicien Yann Perreau est assis dans un fauteuil placé tout au fond d'une petite pièce dont les murs, totalement noirs, sont recouverts de grandes pyramides de mousse. La porte, très épaisse, ferme avec un bruit de succion. Nous sommes dans une chambre anéchoïque, l'un des très rares endroits à Montréal où le silence parfait existe.

Cette chambre, qui fait partie du Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et les sons de l'Université de Montréal, est isolée de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur: les pyramides de mousse sur les murs font en sorte que l'écho n'existe pas dans la petite pièce. Sans écho, pas de son.

 

Applaudissez très fort dans cette chambre noire, criez de toutes vos forces, et vous n'entendez qu'une toute petite fraction du bruit produit.

Mais, nous ne sommes pas ici pour faire du bruit.

Au contraire, avec Yann Perreau, le Monsieur 100 000 volts de la chanson québécoise, nous sommes à la recherche du silence total. Du silence extrême.

La Presse s'est inspirée d'une expérience vécue par le musicien américain John Cage qui, dans les années 60, a passé une heure dans une telle chambre anéchoïque. Dans cette petite pièce, le musicien disait avoir entendu son coeur battre, le sang circuler dans ses veines. À la suite de ce séjour marquant, Cage a même composé une pièce silencieuse pour piano. Quatre minutes et trente-trois secondes de... silence.

Nous avons donc demandé à Yann Perreau de reproduire l'expérience du musicien américain en chambre anéchoïque. Si l'on ferme le conduit de ventilation qui aère la chambre, aucun bruit ne fera son chemin jusqu'au chanteur. Il a réclamé de pouvoir rester une heure dans cette atmosphère de silence total, à l'instar de John Cage.

Après une période d'adaptation de quelques minutes, Yann Perreau demande, par signe, qu'on éteigne les lumières. Dans la pièce voisine, Marc Schoenwiesner, le scientifique responsable de la chambre anéchoïque, peut voir le musicien sur un écran. En revanche, Yann Perreau, lui, ne peut pas nous voir. Marc Schoenwiesner actionne l'interrupteur. L'écran vire au noir. Nous ne voyons plus le musicien. Nous déclenchons le compte à rebours. Une heure, top chrono.

À l'intérieur de la chambre anéchoïque, Yann Perreau est devenu l'équivalent d'un astronaute sorti de sa navette sans combinaison ni casque. Il est assis dans l'obscurité la plus totale, dans le silence le plus complet. C'est l'espace intersidéral recréé en laboratoire.

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Avant de commencer l'expérience, Marc Schoenwiesner a montré au musicien comment ouvrir lui-même la porte de l'intérieur en cas de problème. Car plusieurs personnes supportent très mal un séjour dans un tel trou noir. Dès que la porte de la chambre se ferme, certains se sentent oppressés, ont les oreilles bouchées, ressentent des nausées, expérimentent de légers problèmes d'équilibre, explique l'audiologiste Tony Leroux, de l'Université de Montréal, qui a passé des mois dans une chambre anéchoïque pour la préparation de son doctorat.

«J'ai vu des réactions de dizaines de personnes qui se sentaient mal physiquement dans la chambre anéchoïque, qui nous demandaient de laisser la porte ouverte, raconte-t-il. Les gens disaient: «Mon Dieu, c'est mort, ici. C'est une salle morte.»»

Pourquoi de tels malaises? «Notre corps oscille constamment pour garder l'équilibre. Quand on enlève les indices sonores que le corps perçoit, il oscille beaucoup plus. Ça rend les gens instables.»

Et une fois la porte fermée, les lumières éteintes, l'opacité qui règne dans la chambre peut aussi être source d'angoisse. Certaines personnes ont l'impression d'être sous l'eau, la nuit. Mortes, flottant entre deux mondes. La plupart des sujets entendent les bruits, normalement inaudibles, de leur propre corps. L'eau qu'ils viennent de boire qui goutte dans les boyaux. Le battement du coeur dans les oreilles.

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Lorsque Yann Perreau arrive, il est fébrile. Le musicien, qui a donné un spectacle pas plus tard que la veille au soir, est maniaque de la musique, des sons, de l'expérimentation. Et aussi du silence. Il y a 10 ans, il a fait un jeûne de 24 heures en forêt. Une cérémonie chamanique. Il avait choisi son arbre, son compagnon pour 24 heures, avec pour tout équipement une bouteille d'eau. «C'est silencieux, mais il y a le vent, les branches qui craquent.» Le musicien a ensuite participé à des séminaires extrêmes menés par la femme de théâtre Pol Pelletier, où des séances de méditation s'étiraient sur plusieurs heures. Les participants s'étaient aussi imposé 24 heures de silence total.

Depuis, le silence fait partie de sa vie. Il s'impose des plages de silence lorsqu'il travaille chez lui. Il fait du yoga, il jogge sans baladeur sur les oreilles. «Ça me calme. C'est un cadeau.»

Marc Schoenwiesner est lui aussi un passionné des sons. Le chercheur de 34 ans s'intéresse depuis des années à la façon dont notre cerveau interprète les bruits, les sons, la musique. Mais il ne pourrait pas vivre sans silence. Il écoute peu de musique. Lorsqu'il voyage, que ce soit en métro ou dans les aéroports, il se met des bouchons dans les oreilles. Il s'est rendu jusque dans les lointaines montagnes de l'Islande pour vivre le silence presque parfait.

«Si on vit dans une ville, on n'expérimente jamais, jamais le silence», dit-il. La preuve: nous sommes dans une pièce très calme, en plein coeur du laboratoire, situé dans un vieux couvent sur les flancs du mont Royal. C'est vendredi après-midi, il n'y a pratiquement personne sur place. Nous nous taisons tous les deux. À l'aide d'un appareil, Marc Schoenwiesner mesure le bruit ambiant : 70 décibels. L'équivalent du bruit que fait un aspirateur dans une pièce. La ventilation, le ronronnement des ordinateurs créent un bruit de fond que nous finissons par ne plus entendre.

«Vous voyez, contrairement à ce qu'on pourrait croire, nous sommes actuellement dans un environnement très bruyant. Or, notre cerveau s'habitue à ce bruit ambiant, même lorsqu'il est très élevé. Dans le métro, par exemple. Pour éviter de rester accro au bruit, de temps en temps, il faut se replonger dans un environnement silencieux, pour se remettre au degré zéro.»

Pour les citadins, cette absence de silence aurait des répercussions sur le cerveau. Des études ont comparé la capacité de concentration des enfants qui vivent en ville et de ceux qui vivent à la campagne. «Les enfants de la ville étaient moins performants, moins capables de se concentrer, justement à cause du bruit qui les entoure constamment.»

Mais le bruit a toujours existé, de tout temps, dans toutes les sociétés, urbaines ou rurales. «C'est un mythe que de penser que les sociétés d'autrefois étaient beaucoup plus silencieuses. Les sabots des chevaux, les roues ferrées, les voitures étaient très loin d'être silencieuses», observe Tony Leroux. Les premières réglementations sur le bruit ont d'ailleurs été adoptées au temps des Romains. L'empereur Néron avait fait adopter un édit pour limiter la circulation des chars à Rome... à cause du bruit.

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Voilà, l'heure de silence de Yann Perreau est écoulée. Marc Schoenwiesner ouvre la porte de la chambre anéchoïque. «Quoi? Pas déjà fini?» s'exclame le musicien, manifestement tiré d'un état méditatif profond. Il s'assoit, cligne des yeux, soupire. «J'étais dans un autre monde», dit-il en souriant.

L'heure de silence extrême a été formidable, dit-il. «Quand la lumière s'est éteinte, mon coeur s'est mis à battre. J'ai eu un peu peur. Toutes sortes de gens m'avaient averti, on m'avait parlé des effets que ça pouvait avoir. Plusieurs personnes à qui j'en avais parlé m'avaient dit qu'ils ne feraient jamais ça. Mais non. Finalement, c'est plus la peur du silence que le silence lui-même. Dans le silence, tu es seul avec ta tête, tes émotions. C'est ça qui fait peur. C'est la crainte de plonger en soi-même.»

Ce noir silence a plutôt eu un effet positif sur Yann Perreau. «J'étais comme dans un cocon d'eau, dit-il. À la fin, quand vous êtes arrivés, j'étais dans un état un peu altéré, qui n'était pas le sommeil. Une sorte de transe. Mon expérience commençait.» Quand nous avons interrompu son séjour, raconte-t-il, la porte de la chambre anéchoïque s'est ouverte avec un bruit. Comme un bouchon qui saute. Par ce curieux son, il a été ramené brutalement dans notre monde, le monde du bruit.

S'il avait à écrire une pièce musicale sur son expérience, comme l'a fait John Cage, il reprendrait le thème de l'eau. «L'eau qui coule, sous l'eau, suivre l'eau. Un peu comme Ariane Moffatt avec Aquanaute», dit-il. Mais pour que l'expérience soit totale, il lui faudrait demeurer plus longtemps dans la chambre anéchoïque, croit-il. «Plusieurs heures. Une journée, peut-être. Là, tu atteins vraiment un autre niveau.»