Terroir? Le chef Denis Paquin a beau se qualifier d'ambassadeur des produits du Québec, il y a longtemps qu'il n'accorde plus beaucoup de valeur à ce terme qu'il estime galvaudé, utilisé trop souvent à tort et à travers pour attirer les consommateurs, départi de tout son sens... sauf peut-être pour un aliment: le sarrasin.

«Le sarrasin est l'un de nos rares "vrais" produits du terroir qui, même s'il n'est pas originaire d'ici, a une très forte connotation traditionnelle et est associé à un long historique au Québec», dit le chef Denis Paquin, professeur de cuisine à l'École hôtelière Calixa-Lavallée de Montréal et accessoirement membre de la Confrérie du sarrasin, un regroupement auquel il s'est joint non pas parce qu'il est originaire d'une région productrice (comme bien d'autres), mais parce qu'il croit sincèrement que la plante a sa place dans l'assiette, même les plus belles et les plus raffinées. À preuve: Denis Paquin en fait même des choux à la crème, aériens, antithèses s'il en est une de la fameuse galette de sarrasin.

«Le sarrasin a le très grand avantage de pouvoir remplacer la farine dans la plupart des produits de boulangerie, à condition de bien le doser, en donnant un goût plus prononcé, plus distinctif à une recette, dit-il. La pâte à chou, par exemple, a un goût assez neutre avec une farine de blé, alors qu'elle aura plus de caractère si on lui incorpore du sarrasin.»

Porté par la vague des aliments sans gluten, le sarrasin (qui en est exempt) a connu un petit boom ces dernières années au Québec, alors que le nombre de fermes productrices est passé de 151 à 203 entre 2006 et 2011, pour une superficie totale de culture passant de 4384 à 7216 acres pendant la même période. On est loin, très loin des plus belles années du sarrasin (en 1976, le Québec comptait 919 cultivateurs exploitant le sarrasin sur 11 768 acres). Mais il s'agit néanmoins d'un changement de cap important, après des décennies de décroissance, précipitée notamment par l'attrait exercé par des cultures offrant un meilleur rendement, plus stable et mieuxs subventionné, comme le maïs ou le soya.

«Pendant longtemps, le sarrasin et la galette ont été très fortement associés à la crise économique, c'était "une nourriture de pauvres", observe Denis Paquin. Alors quand, au début des années 80, on a commencé à se tourner vers des produits plus fins, étrangers, on les a délaissés.»

Or, intolérance au gluten ou pas, les mentalités changent, remarque-t-on dans le milieu. «Les qualités nutritives du sarrasin sont de mieux en mieux valorisées», dit Gilles Tremblay, agronome et chercheur au Centre de recherche sur les grains (CEROM). «Les ventes sont en hausse depuis quelques années, mais c'est encore plus fort depuis un an», remarque Katy Lamonde, des Aliments Trigone, qui commercialise du sarrasin biologique sous l'étiquette Les Moissonneries du pays. Et le gruau de sarrasin a le vent en poupe; c'est un intéressant moyen d'intégrer l'aliment dans son assiette... en évitant la galette!

Car c'est là que le bât blesse encore. «Les gens pensent qu'il n'y a que ça à faire avec le sarrasin et c'est souvent la seule recette qu'on trouve dans les livres de cuisine», déplore Dominique Dupuis, auteure du blogue L'armoire du haut. Depuis six ans, elle intègre quasi systématiquement un volet sur le sarrasin dans ses cours de cuisine. Elle s'en sert, entier, pour faire des pilafs ou des «sarrasoto» (un risotto où le sarrasin entier remplace le riz), pour ajouter un peu de croquant dans des salades, sur une croustade aux pommes. Elle aime son goût délicat de noisette, qui se marie si bien avec les champignons, les fruits séchés (surtout le pruneau) et les noix. «Il n'est pas difficile à travailler, mais il ne faut pas être un hyperactif de la cuillère, prévient Dominique Dupuis. Si on le chauffe trop vite, qu'on le brasse trop, cela fait ressortir l'amidon et on se retrouve avec un mélange pâteux. C'est bien quand on veut s'en servir dans un pain de viande végétarien, mais moins quand on veut faire un pilaf.»

Pour se convaincre qu'il y a bien d'autres choses à faire avec le sarrasin que des galettes, il suffit également d'observer comment il s'est aussi taillé une place dans les traditions culinaires outremer. Les Japonais l'utilisent depuis des siècles pour en faire leurs nouilles soba, les Bretons s'en servent pour leurs célébrissimes crêpes salées, les Russes pour faire les chics blinis à servir avec le caviar, les Polonais pour remplacer le gruau au petit-déjeuner, les Italiens pour certains types de tagliatelles ou de gnocchis... Et voilà que même des restaurants latino-américains l'utilisent pour remplacer le maïs et proposent des tacos ou des fajitas servis sur des galettes de sarrasin. Polyvalent, vous avez dit? Cet emblème du terroir québécois a, finalement, un caractère bien multiculturel.

larmoireduhaut.com

Bon pour l'environnement...

Bon pour la santé des hommes... et de la planète? Parce qu'il est peu menacé par les mauvaises herbes et peu sujet aux maladies, le sarrasin requiert peu - sinon pas - d'engrais et de pesticides. «Le lac Saint-Pierre se porterait beaucoup mieux si on cultivait moins de maïs, et plus de sarrasin», dit Alain Ricard, des Jardins Ricard, producteurs de sarrasin depuis cinq générations à Louiseville. Les consommateurs soucieux de réduire leur empreinte carbone y verront aussi un choix intéressant, puisque le sarrasin est cultivé localement, au Québec, et n'a pas à parcourir des milliers de kilomètres avant d'atterrir dans l'assiette. Mais le rendement reste son talon d'Achille, explique Gilles Tremblay, agronome et chercheur au CEROM, qui déplore le peu de travaux effectués par l'industrie pour améliorer les cultivars de sarrasin, si ce n'est dans l'ouest du pays, par Agriculture Canada, dont les résultats ne sont pas nécessairement applicables ici. Il estime néanmoins que, pour les régions moins propices à la culture de céréales, comme les Hautes-Laurentides ou la Mauricie, le sarrasin représente une bonne solution de rechange pour les cultivateurs.

Photo David Boily, La Presse

Le sarrasin convient particulièrement bien aux régions où le climat est trop froid pour la culture des céréales, comme les Hautes-Laurentides ou Lanaudière, par exemple.

Le sarrasin décortiqué

SOBA

Les nouilles soba n'en sont pas tout à fait si la liste des ingrédients ne contient pas de sarrasin : le mot «soba» désigne, à l'origine, le sarrasin en japonais ! On les sert chaudes ou froides, dans un bouillon ou en salade.

SARRASIN BLANC DÉCORTIQUÉ

Le sarrasin entier est vendu sans son écale, très noire (laquelle peut être utilisée à d'autres fins, par exemple pour rembourrer des oreillers). Le plus populaire est le blanc, même si une autre variété, dite « sarrasin vert » gagne du terrain, entre autres parce qu'il offre un meilleur rendement. C'est celui utilisé en Acadie pour fabriquer la traditionnelle ploye. Entier, le sarrasin peut être cuit pour faire des pilafs, des risottos, être parsemé sur des salades, intégré à des mélanges de noix, etc.

KACHA

Le sarrasin écalé et grillé - kacha - a un goût plus prononcé que le sarrasin cru. Il est particulièrement populaire en Russie et dans les pays d'Europe de l'Est, où on le cuisine depuis des siècles soit pour faire des porridges, le matin (avec des fruits séchés et du miel, par exemple), ou des plats salés avec de l'oignon, des champignons ou de la courge.

GRUAU DE SARRASIN

Les flocons de sarrasin s'utilisent comme le gruau « traditionnel » à l'avoine : en céréales chaudes le matin, pour faire des muffins, des croustades, des galettes, etc. On peut les substituer sans modifier ses recettes.

FARINE

La couleur grisâtre de la farine de sarrasin lui a valu le surnom de « blé noir ». Le sarrasin n'est pourtant pas une céréale et, contrairement au blé, il ne contient pas de gluten. Sa pâte lève donc très peu, ce qui explique que les boulangers et pâtissiers utilisent généralement un mélange de farines plutôt que du sarrasin pur à 100 %.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le sarrasin sous cinq formes.