Benoit Fradette a lancé Le Fromentier, à Montréal, au début des années 90, puis La Rumeur affamée, à Sutton. Celui dont bien des Québécois s'ennuient travaille aujourd'hui en France, où ses pains font tourner les têtes.

Depuis deux ans, c'est au 5, rue du Mignet, à Aix-en-Provence, qu'on retrouve l'artisan. Sa minuscule boutique est facile à trouver dans cette étroite rue piétonne du centre historique: c'est là qu'on envoie presque systématiquement les gourmands en quête d'une bonne adresse. Une équipe de télévision française y est passée, le magazine L'Express en a fait un coup de coeur, la version française du magazine Elle aussi. Et ce n'était pas (seulement) pour parler de son accent, mais bien de ses bonnes fournées.

Son succès était pourtant loin d'être écrit dans le ciel. Non seulement Aix-en-Provence compte déjà une quarantaine de boulangeries, mais en plus il a décidé de cuire très peu de baguettes  la mie préférée des Français  et, sacrilège, en ne vendant aucun croissant, aucune chocolatine, aucune viennoiserie! Certains clients sous le choc continuent d'en réclamer, mais Benoît Fradette ne bronche pas. Avec lui, le client n'est pas toujours roi. Les Aixois ne lui en veulent pas. C'est dire comme ils sont devenus fous de son pain.

Son secret? La folie, justement. Le nom de la boutique l'indique: Benoit Fradette est fou... de farine.

Pour cette poudre de céréales, il a mis au point au fil du temps une technique toute particulière qui lui permet d'en conserver et d'en révéler tout le bon goût. Quand les autres boulangers pétrissent la pâte et y ajoutent des levains pour activer sa montée, lui ne la rabat que quelques fois toutes les heures, met très peu de levure et mise sur un temps de fermentation beaucoup plus long. Ses préparations sont plus humides et contiennent jusqu'à 95% d'eau, contre 65% environ chez ses compétiteurs. Cette philosophie l'oblige à commencer ses journées vers 2h15... soit 2 heures plus tôt au moins que ses autres collègues, et ce, malgré l'aide précieuse d'un apprenti. Pire, le vendredi, il commence sa journée à 23h pour répondre à l'extraordinaire demande du samedi!

Mais le résultat se savoure. La croûte craque sous la dent, la mie est humide et aérienne. Et surtout: le pain ne goûte pas la levure ou le levain. Il goûte le blé, le sarrasin, le petit épeautre. La nature. On ferme les yeux et l'on est emporté en Isère ou en Ardèche avec ses miches de farines de blé et de châtaigne, noix, pommes et figues. Au Japon avec une baguette verte au thé matcha, en Amérique avec son «Influence amérindienne» à la farine de blé et de maïs et à la chair de courge.

«Je choisis mes farines comme un peintre ses ocres et ses huiles. Je les veux saines et nature, ni entachées ni trafiquées.» Son petit épeautre est cultivé à deux pas de sa maison de Beauvoisin, dans la Drôme, où il se réfugie tous les samedis après-midi et les dimanches. Idem pour les olives. Il connaît la provenance de chaque ingrédient. Rien n'est laissé au hasard d'une production inconnue. Après tout, le boulanger se targue de «faire du bien aux gens» en les nourrissant le mieux possible.

Évolution

Cette prétention lui vient peut-être de son aspiration première de devenir... prêtre! Benoit Fradette était étudiant en théologie à l'UQAM lorsqu'il a pétri ses premières pâtes, histoire de payer ses études. Coup de foudre. C'est décidé: au lieu de bénir le pain, il le cuira. Il ouvre une première boulangerie rue Fabre, mais quand un matin il a fait (et il vend!) tellement de pains qu'il doit les entreposer dehors, il comprend l'urgence de déménager dans un local plus grand, avenue Laurier. Encore camelot, il financera l'opération en distribuant, dans La Presse, des «bons de pain» vendus 100$ et donnant droit à 125$ de ses pains aux acheteurs. Il amassera 40000$ en une semaine!

Les affaires iront vite, très vite ensuite. Trop? C'est au bord de l'épuisement que Benoit Fradette quittera le Québec pour s'établir au pied du mont Ventoux, le plus près possible de ses routes de vélo favorites. Mais l'envie  et le besoin  d'enfourner lui reprendra presque aussitôt. Et le succès suivra au même rythme. Ses fournées à Aix sont toujours plus volumineuses et s'envolent toujours plus vite. Mais l'homme affirme qu'il a mûri, qu'il ne souhaite pas faire toujours plus, mais mieux. Sa boulangerie ne fait que 40 mètres carrés, et aucun plan d'expansion n'est au programme.

Meilleur

À 52 ans, Benoit Fradette affirme d'ailleurs d'un ton assuré que son pain est encore meilleur aujourd'hui qu'il ne l'était au Québec. Parce qu'il a peaufiné son savoir. Parce qu'il est plus exigeant de la qualité des farines et comprend mieux leurs caractéristiques.

Benoit Fradette est aussi devenu plus critique et n'est pas tendre envers ses compétiteurs. Au bistro du coin, il repousse de la main la corbeille remplie de pain lourd et pâlot.

«Le métier est dénigré et banalisé. On croit même que c'est un métier manuel. C'est faux!» La boulangerie, dans le monde de Benoît, c'est un art complexe qui exige «du génie, du savoir, de l'instinct, une grande générosité, un esprit d'analyse, de synthèse, un peu d'habileté manuelle et beaucoup d'humilité».

Un peu de poésie, aussi. «Chaque pain raconte une histoire», dit le Farinoman qui est aussi auteur à ses heures. C'est aussi pour cela que ses pains portent tous des appellations peu communes. Benoit Fradette ne vend pas de baguette, mais des «olympiques», et ses ficelles sont des «effarouchées». Son «pavé» (pain typique de forme carrée) s'appelle chez lui un nuage. «C'est bien plus appétissant, non?»

Oui. Mais pour y goûter, il faudra traverser l'Atlantique. Quand Benoit Fradette s'est lancé en affaires en France, un copain québécois lui a gagé un moulin à farine qu'il ne tiendrait pas le coup. Il a perdu, mais Benoit n'a pas l'intention de réclamer son dû. Il a ses deux filles près de lui, une maison qu'il adore dans l'arrière-pays aixois, deux hectares de terre à remuer, une plantation d'érables du Japon à bichonner et les «plus belles routes de vélo» du monde à parcourir. «Pourquoi je quitterais tout cela?» L'adage veut que les fous ne changent pas d'idée. On verra bien s'il dit vrai.