Lauriers de la gastronomie, palmarès des 100 meilleurs restaurants au Canada, World's 50 Best, listes Eater, Traveller's Choice Awards de TripAdvisor: le monde culinaire n'a jamais eu autant de reconnaissance(s). Au Québec, ces récompenses sont pourtant reçues avec un accueil mitigé. On a cherché à comprendre pourquoi.

Des prix et des listes qui font jaser

Colombe St-Pierre a remporté le titre de Chef de l'année, au gala des Lauriers de la gastronomie, tenu lundi il y a deux semaines. La semaine précédente, elle se retrouvait au 51e rang de la liste Canada's 100 Best, une liste des meilleurs restaurants au pays. Mine de rien, son restaurant Chez Saint-Pierre, situé au Bic, dans le Bas-Saint-Laurent, fête son 15e anniversaire cette année. La chef propriétaire est au sommet de sa notoriété. Elle participe à des conférences (Women With Knives, à Montréal), à des forums (Parabere, une «plateforme» itinérante), à des documentaires (100 ans à table, l'histoire gastronomique du Québec), à des soupers à quatre mains, etc.

«Personne ne peut être contre la reconnaissance, c'est sûr. Moi, ma reconnaissance semble en effet être à son paroxysme. Pourtant, l'an dernier, Chez Saint-Pierre a essuyé un déficit. Les "C'est qui le meilleur", ça n'éduque pas les gens et ça ne fait pas avancer les choses, lance celle qui n'a jamais eu la langue dans sa poche. Il faut que les instances gouvernementales s'en mêlent, qu'ils nous aident à construire cette gastronomie québécoise, à conserver nos ressources chez nous, à alléger le fardeau des petits artisans.»

Un avis que d'autres partagent. Plutôt que d'organiser des galas, pourquoi ne pas prendre cet argent pour organiser des forums, pour subventionner les petits producteurs, pour aider les jeunes cuisiniers, pour développer des projets vraiment porteurs, suggère Charles-Antoine Crête, chef du Montréal Plaza.

«C'est super, les galas et les listes, mais la reconnaissance va devoir s'étendre plus loin. On est à bout de souffle, les restaurateurs. Surtout en région», explique Colombe St-Pierre, chef propriétaire de Chez Saint-Pierre, nommée Chef de l'année, au gala des Lauriers.

«Dans mon contexte à moi, les listes ne donnent pas grand-chose, poursuit la restauratrice engagée. Côté visibilité, il y a un moment où on sature. Mon restaurant a 60 places et il est super occupé quatre mois par année, de juin à septembre. Pendant cette période-là, si on le pouvait, on accueillerait quatre fois plus de gens. Le reste du temps, c'est presque mort.»

La fête de la gastronomie

Le lundi 16 avril dernier, donc, se tenaient pour la première fois les Lauriers de la gastronomie, sorte de Gémeaux ou d'Oliviers de l'industrie culinaire, animés par Christian Bégin. Au-delà des remises de prix, il y avait la fête, le rassemblement de plusieurs centaines de personnes qui travaillent dans les métiers de bouche. Ces premiers Lauriers n'étaient peut-être pas parfaits, avec leurs catégories qui embrassaient parfois un peu trop large et leur gala cacophonique, mais tout le monde ou presque est prêt à donner la chance au coureur.

«On n'avait rien d'aussi rassembleur au Québec, dans le milieu de la gastronomie, explique la directrice générale et fondatrice Christine Plante. Le gala est la première action des Lauriers, mais on veut également amorcer un dialogue entre tous les acteurs de l'industrie. Prenons l'ADISQ, qui a favorisé les discussions autour de la chanson francophone et des plateformes numériques, entre autres.»

Reste que cette initiative a reçu un accueil mitigé. Interrogée la semaine avant le gala, la pâtissière Stéphanie Labelle, propriétaire de la Pâtisserie Rhubarbe, était un peu mal à l'aise de se retrouver en lice dans la catégorie Pâtissier de l'année (prix remporté par Patrice Demers, finalement).

«Pourquoi est-ce moi qui me retrouve nommée et pas le pâtissier du Toqué!? se demandait-elle. A-t-on vraiment besoin de définir qui est le meilleur? Y a-t-il des jeux de coulisses, du copinage, du marketing qui influencent les résultats?» Voilà quelques-unes des questions qui lui trottaient en tête. Elle vous dira d'ailleurs, comme bien d'autres, que la meilleure récompense, c'est le client ou la cliente qui revient.

«Sommes-nous tout simplement trop peu habitués à recevoir des honneurs, au Québec?»

Le malaise de la compétition

Molly Superfine-Rivera, copropriétaire et responsable de la salle du Marconi, a travaillé à Miami et à New York pendant plusieurs années. «Quand je suis arrivée à Montréal, il y a deux ans, j'ai vraiment constaté à quel point il y avait une belle communauté de restaurateurs qui se tiennent. C'est assez spécial. Alors le fait d'avoir été finaliste pour des prix Lauriers, c'était flatteur, mais ça nous a mis un peu mal à l'aise, aussi, Mehdi [Brunet-Benkritly, chef et copropriétaire] et moi. Je ne comprends pas comment on peut mettre en compétition des restaurants aussi différents que Le Vin Papillon, Montréal Plaza et Marconi», confiait-elle, il y a quelques semaines, avant le dévoilement des résultats.

«Montréal est une ville humble, honnête, où il y a une diversité incroyable de restaurants.»

Des absents et des heureux

S'agissant du Vin Papillon, justement, la lauréate du prix Révélation de l'année, la chef de cuisine Stéphanie Cardinal, n'était pas sur place pour recevoir son trophée. En lice dans quatre catégories, les membres de la grande famille Joe Beef étaient tous absents, lundi dernier, comme d'autres grands noms de la gastronomie montréalaise qui ont brillé par leur absence: Martin Picard et l'équipe du Club chasse et pêche, entre autres.

«Je ne suis pas complètement contre les Lauriers, mais le fait que le Casino et l'ITHQ soient commanditaires me dérange énormément, raconte David McMillan, copropriétaire des restaurants Joe Beef, Liverpool House, Le Vin Papillon et Mon Lapin. Après, ces accolades me laissent indifférent. On est débordés, on n'a pas de temps pour ça. Lundi, tout le personnel de nos restaurants a profité d'une belle journée de congé!»

Plusieurs autres restaurateurs et producteurs interrogés nous ont aussi confié discrètement aller au gala à reculons.

Mais la joie et l'espoir animaient aussi plusieurs finalistes. Rarement inclus dans les listes et palmarès, les producteurs, artisans et autres petites entreprises du milieu alimentaire avaient leurs catégories aux Lauriers. Pour les acteurs moins connus de la chaîne, une reconnaissance est très bienvenue.

«Je n'ai jamais soumis de candidature pour aucun concours et je ne le ferai probablement jamais, déclare le semencier Patrice Fortier, de La Société des plantes. Mais dans ce contexte-ci, où mon nom est apparu dans la liste des finalistes pour le prix Producteur de l'année [NDLR: finalement remporté par Miels d'Anicet] parce que des gens ont voté pour moi, je suis ravi. Ma motivation première pour me lancer dans la sélection génétique des plantes était une recherche gastronomique, ethnologique... En général, on n'est pas vus comme faisant partie de la chaîne de la restauration. Alors oui, c'est un petit velours personnel, mais c'est aussi une reconnaissance du métier.»

Il en va de même pour La Transformerie, une toute jeune entreprise qui vise à réduire le gaspillage alimentaire de la manière la plus délicieuse possible. «À mon avis, l'intérêt principal des Lauriers était de mettre en lumière des gens moins connus du grand public, constate Guillaume Cantin, cofondateur de La Transformerie. Je pense par exemple à l'historien Michel Lambert, qui connaît le patrimoine culinaire québécois comme personne d'autre, et à la chef Nancy Hinton, aux Jardins sauvages.»

«Quand j'étais chef du restaurant Les 400 coups, certaines listes pouvaient amener des clients qui ne seraient pas venus autrement. Chez nous, ils découvraient une cuisine très axée sur les produits locaux.»

Et que dire de ceux et celles qui travaillent en salle et en service. Ils n'ont aucune tribune et sont rarement salués, bien qu'ils jouent un très grand rôle dans le succès d'un repas au restaurant. Lorsqu'une sélection atterrit dans une nouvelle petite buvette de la ville de Québec, comme chez Le Voisin, elle est encore plus inattendue! Pascaline Gouin est copropriétaire et sommelière de ce restaurant. Aux Lauriers, elle s'est retrouvée dans la catégorie Révélation de l'année (prix remporté par Stéphanie Cardinal, chef de cuisine au Vin papillon), aux côtés de jeunes chefs et pâtissiers.

«Pour le resto et pour moi, c'était très excitant. La restauration, c'est un domaine très exigeant. Lorsqu'on reçoit une nomination ou qu'on se trouve sur une liste ou dans un article, ça nous donne une bonne petite tape dans le dos. C'est comme si on nous disait: "On remarque vos efforts. Les gens apprécient ce que vous faites."»

«Aucune liste n'est parfaite. Mais lorsqu'on est inclus, il faut en profiter et utiliser ces palmarès pour faire de la promotion. Canada's 100 Best me demande une photo une fois par année, pour sa publication. Je n'ai rien à faire et je reçois de la publicité gratuite! Pourquoi pas?», affirme Ryan Gray, dont le restaurant, Nora Gray, est passé de la 19e à la 17e position, au Canada.

En avoir besoin ou pas

Ce sont à n'en point douter les restaurateurs plus expérimentés et établis qui prennent toute forme de reconnaissance un peu sommaire avec une grosse pincée de sel. Ils s'en détachent de plus en plus.

Au 35e rang de la liste Canada's 100 Best, en 2017, le restaurant Foxy n'y figure même plus cette année. «Et pourtant, je sais - de source sûre! - que la cuisine, le vin, le service n'ont jamais été meilleurs, chez Foxy, déclare Dyan Solomon, copropriétaire de cette belle table de Griffintown et du café Olive + Gourmando, dans le Vieux-Montréal. Ça démontre à quel point toutes ces listes sont arbitraires. Y accorder une trop grande importance rendrait fou!»

Cela dit, qu'on pense que c'est de la foutaise ou pas, ces listes sont une espèce de baromètre du milieu de la restauration, avance Dyan Solomon. «Pour rester pertinent, pour que les gens pensent à toi, mieux vaut y apparaître de temps à autre, dit-elle. Cela dit, gérer un restaurant, ça demande tellement de temps et d'énergie que chez nous, on préfère TOUT investir dans nos restaurants, plutôt que de s'évertuer à se faire voir partout. On se dit qu'en travaillant le plus possible sur ce qui nous passionne, ça finira par rayonner. Et jusqu'à maintenant, ça semble assez bien fonctionner.» En effet, ses deux restaurants sont pleins à longueur d'année.

Il en va de même pour les restaurants dont Hubert Marsolais est copropriétaire: Le Club chasse et pêche, Le Filet, Le Serpent. Sans publicité aucune, ces excellentes tables montréalaises tirent très bien leur épingle du jeu. «L'impact de ces listes diminue probablement d'année en année, avance le restaurateur. Il y en a tellement maintenant que l'effet est dilué. Nous choisissons de travailler à l'abri de la médiatisation parce que nous préférons ça ainsi. Nous croyons que la pérennité d'un restaurant réside dans une concentration de qualité soutenue, dans un souci du détail qui tient plus de l'intime que du public.»

Comparer des pommes avec des oranges

Un dernier élément qui semble agacer certains acteurs du milieu culinaire, c'est le côté fourre-tout de certaines listes et concours. Normand Laprise et Marilou en nomination dans la même catégorie (prix du public) aux Lauriers? Le Vin Papillon, Langdon Hall et Toqué! dans le même top 10 de Canada's 100 Best? «L'année où je faisais partie des finalistes pour les 10 meilleurs nouveaux restos d'En route, j'étais en compétition contre Agrikol, raconte le chef Antonin Mousseau-Rivard, du Mousso. J'adore Agrikol. C'est mon voisin. J'y vais tout le temps. Mais on y mange du riz, du plantain et du griot! À un moment donné, il faudrait peut-être arrêter de comparer des pommes avec des oranges.»

«Tant qu'à y être, je préfère les blogueurs qui dressent leurs listes. Au moins, c'est l'opinion d'une seule personne, bien réelle, à qui tu peux t'identifier... ou pas.»

Photo André Pichette, La Presse

Colombe St-Pierre a remporté le titre de Chef de l'année, au gala des Lauriers de la gastronomie, tenu le lundi 16 avril dernier.

Quelques listes et leur méthodologie

La méfiance envers les listes vient en partie de la méconnaissance de leur méthodologie. Qui décide? Comment? Quels sont les critères? Voici quelques reconnaissances et listes connues, expliquées en quelques mots.

Lauriers de la gastronomie

C'est une brigade d'environ 500 personnes provenant de l'industrie de la gastronomie québécoise (chefs, producteurs, serveurs, sommeliers, professeurs, stylistes, etc.) qui a soumis la liste préliminaire des candidats. Cette brigade toujours grandissante - elle est rendue à plus de 2000 membres, à l'heure qu'il est - a ensuite voté pour déterminer les finalistes et les gagnants. Parallèlement, un jury de sept personnes, incluant le président Stéphane Modat (chef au Restaurant Champlain et au Bistro Le Sam du Château Frontenac), a suivi les mêmes étapes. Les votes de la Brigade et ceux du jury comptaient chacun pour 50 %. «On veut un énorme bassin de voteurs!», a expliqué Christine Plante, directrice générale et fondatrice des Lauriers, lors d'une récente rencontre. Une firme de recherche vérifie les résultats.

https://lauriers.ca/

Bémol 

Les catégories embrassent un peu large. Qu'est-ce qui fait, par exemple, qu'un restaurant, qu'il soit une institution ou un petit nouveau, se taille une place parmi les finalistes une année plus qu'une autre? Autre facteur de subjectivité: un finaliste peut faire campagne auprès de ses amis du milieu pour qu'ils rejoignent la brigade, afin d'obtenir leurs votes.

Canada's 100 Best

Il y a 97 juges pour déterminer les 100 meilleurs restaurants du Canada. Ceux-ci sont représentatifs, en nombre, de la population de leur province ou région (Ontario, Québec, Colombie-Britannique, Prairies, Maritimes). Ces juges doivent soumettre la liste des restaurants où ils ont pris leurs 10 meilleurs repas au cours de l'année précédente, anciens et nouveaux restaurants confondus. Dans cette liste, trois adresses doivent être situées dans d'autres provinces ou régions que celle du juge. Si le juge propose cinq adresses ou plus à l'extérieur de sa province, il est considéré comme «juge national». Les résultats sont par la suite compilés et vérifiés par la firme KPMG.

https://canadas100best.com/canadas-100-best-restaurants-2018/

Bémol

Comme seuls les restaurants visités dans les 12 derniers mois sont admissibles au vote, il est pratiquement impossible comme juge de ne pas passer outre certaines institutions qui mériteraient sans aucun doute de figurer sur la liste. Cette façon de faire favorise un peu les nouveaux restaurants et la notoriété ambiante. De plus, quelques juges interrogés nous ont avoué ne pas avoir mangé une seule fois à l'extérieur de leur province dans la dernière année, voire dans trop peu de restaurants pour être réellement objectifs.

Meilleurs nouveaux restos canadiens (Air Canada, magazine En route)

Un seul journaliste attitré - depuis quelques années, il s'agit d'Andrew Braithwaite - sillonne le pays et mange discrètement dans les «meilleurs» nouveaux restaurants du Canada, recommandés par un groupe d'experts (critiques, restaurateurs, sommeliers, etc.). Il dresse une liste longue d'une trentaine de finalistes, généralement dévoilée à la fin août. «C'est un processus qui dure neuf mois et c'est extrêmement prenant pour la personne qui hérite du contrat!», admet Ilana Weitzman, vice-présidente contenu et création chez En route. Après mûre réflexion, la liste est ramenée par le journaliste à ses 10 meilleures expériences de l'année, puis dévoilée à la fin octobre, dans le numéro du mois de novembre du magazine En route. «Nous ne cherchons pas un équilibre géographique. Certaines années, on y trouve quatre ou cinq restaurants de Toronto ou de Montréal, d'autres, ce sont trois restaurants d'Edmonton. Ça dit tout simplement qu'il se passe quelque chose de bien dans ces villes, sur le plan culinaire.»

https://canadasbestnewrestaurants.com/fr/

Bémol

Un certain mélange des genres, avec des restaurants très haut de gamme (Alo, Toronto) qui côtoient des tables très décontractées (Agrikol, Montréal). Le facteur «buzz» entre quand même en ligne de compte. «Ce qu'on veut, avant tout, avec cette liste, c'est recommander les restaurants qui sont à ne pas manquer dans une ville pour quelqu'un qui veut bien tâter le pouls», conclut Mme Weitzman.

Eater

Le site Eater adore les listes, mais attention! ce ne sont pas des palmarès, tient à préciser Tim Forster, éditeur d'Eater Montréal depuis un an et demi. La liste des 38 restaurants «essentiels» de Montréal ne change pas beaucoup. «Tous les trois mois, je remplace trois restaurants de la liste.» La «Hotlist», quant à elle, change tous les mois. Règle générale, les restos qui y figurent doivent exister depuis moins de six mois. L'éditeur et ses quelques journalistes ne mangent pas nécessairement dans tous ces restaurants. Ils se fient aux critiques, à des informateurs foodies, à la rumeur, etc. En ce qui concerne les Eater Awards, il s'agit avant tout d'un prix d'éditeur. «C'est nous qui choisissons les gagnants, mais chaque catégorie a aussi son "prix du lecteur", explique Tim Forster. Dans la foulée du mouvement #moiaussi, toute la filière Eater a établi une nouvelle règle: les restaurants dont les patrons ou employés ont été accusés de harcèlement ou d'agression se voient retirés des listes.»

https://montreal.eater.com/

Bémol

Le site est fortement teinté par les préférences de l'éditeur. Tim Forster l'avoue lui-même: il a des goûts un peu plus populistes que ceux de son prédécesseur, Ian Harrison.

Photo La Presse