Un enfant malade peut aller voir le médecin avec sa mère ou son père. Mais la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ) refuse de donner des cartes soleil aux deux parents. Si bien que c'est fréquemment la mère qui quitte le boulot en cas d'urgence puisque c'est souvent elle qui a les cartes des enfants. Une situation qui renforce les inégalités et peut poser des problèmes de sécurité.

Pas de carte pour le conjoint

Christine Leclerc et Jean-François Morin ont quatre enfants: Mathias, 5 mois, Margot, 2 ans, Jeanne, 5 ans, et Florence, 8 ans. Les cartes d'assurance maladie de la petite tribu sont conservées par la mère. Qui va chez le médecin? Maman ou papa, selon la possibilité de chacun de s'absenter du travail ou selon la préférence de l'enfant. Si c'est M. Morin qui va à un rendez-vous, il ne doit pas oublier de demander au préalable la carte d'assurance maladie de l'enfant à sa conjointe.

«Honnêtement, dit Mme Leclerc, avec le quotidien à six, il arrive que l'on oublie ou que l'on se trompe de carte. Je suis alors dans l'obligation de quitter le travail pour aller porter la carte à mon conjoint lors du rendez-vous.»

En 2017, alors que le partage des responsabilités familiales est officiellement prôné au Québec, la Régie de l'assurance maladie (RAMQ) refuse de remettre les cartes soleil aux deux parents. «Deux cartes par enfant, ce ne serait pas un luxe», estime Mme Leclerc.

«La RAMQ ne peut délivrer qu'une seule carte d'assurance maladie par personne», confirme Caroline Dupont, porte-parole de l'organisme. Résultat: si l'école ou le camp de jour appelle pour dire qu'un enfant est malade ou blessé, c'est probablement le parent qui a la carte soleil en main qui partira en trombe pour l'emmener aux urgences.

«Je pense qu'on peut dire que souvent, c'est la mère qui va y aller, indique Marie-Thérèse Chicha, professeure à l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal. Symboliquement, ça consacre une situation d'inégalité. Ça la renforce. Alors qu'autrement, on pourrait l'alléger. Il n'y a pas de raison pour que le père et la mère n'aient pas chacun une carte au nom de l'enfant, parce que ça peut créer des situations difficiles.»

Refusé aux parents séparés

C'est pareil pour les parents séparés : ils ne peuvent obtenir un deuxième exemplaire de la carte soleil d'un mineur. «Peu importe votre situation, la Régie ne peut délivrer de carte d'assurance maladie en double, et ce, même pour un enfant, précise le site de la RAMQ. C'est à vous de faire en sorte que votre enfant ait sa carte avec lui.»

Avec lui? Mme Leclerc imagine mal confier à son aînée de 8 ans sa carte soleil. «Florence est une petite fille très responsable pour son âge, mais c'est une enfant, explique-t-elle. Qui dit enfant dit distractions et petits oublis.»

Il suffit d'observer les boîtes d'objets perdus qui débordent dans les écoles «pour voir que cette recommandation est complètement déconnectée de la réalité familiale et scolaire», poursuit Mme Leclerc.

«Je vois mal un enseignant demander à un enfant blessé, et par ailleurs sûrement sous le choc: "Où as-tu mis ta carte d'assurance maladie?"»

À partir de quel âge la RAMQ juge-t-elle qu'un enfant doit avoir sa carte soleil avec lui? «Quant à savoir qui doit conserver la carte et à partir de quel âge, il n'y a pas de règle à ce sujet, c'est aux parents de décider», répond Mme Dupont.

Urgence en pleine nuit

Il y a deux ans, les fils de Christine Villiard séjournaient avec leur père à Québec. «À 2 h du matin, j'ai reçu un appel de lui, se souvient-elle. Il devait aller à l'hôpital pour un de nos garçons et il n'avait pas la carte. Je lui ai donné le numéro par téléphone et j'ai aussi pris une photo de la carte, que je lui ai envoyée. Notre garçon a reçu les soins nécessaires.» Pour cette mère séparée, «c'est bien évident que l'idéal serait que chaque parent ait la carte d'assurance maladie de ses enfants».

L'histoire aurait pu moins bien se finir. «Dans le cas d'un enfant dont les parents vivent séparément, la carte doit toujours accompagner l'enfant au cours de ses déplacements, affirme Mme Dupont. À défaut de pouvoir présenter la carte, son père ou sa mère doit assumer le coût des soins médicaux et demander ensuite le remboursement.»

Marie-Claude Audette, aussi séparée, s'est carrément fait refuser une radiographie pour sa fille parce qu'elle n'avait pas sa carte soleil. «C'est toujours un peu compliqué avec la carte, témoigne-t-elle. On se la passe [elle et son ex-conjoint] au gré des rendez-vous avec le pédiatre. Mais il arrive souvent des imprévus, comme un rendez-vous d'urgence la fin de semaine, alors que j'ai oublié de redemander la carte à son père... Je garde sur moi le numéro de la carte et sa date d'expiration et je croise les doigts pour que ce soit accepté. J'ai eu plusieurs fois le commentaire: "Mais madame, il faudrait avoir la carte, ce serait mieux."»

Photos de cartes

Peut-on se présenter dans une clinique avec le numéro ou avec une photo de la carte soleil dans son téléphone? Pas officiellement. «Seule la carte d'assurance maladie est acceptée pour avoir droit à la gratuité des soins de santé couverts par le régime», répond Mme Dupont. Dans les faits, plusieurs parents ont confié à La Presse utiliser ce plan B avec succès.

Des exceptions sont d'ailleurs prévues par la Régie. En cas d'urgence, «il est possible de recevoir des soins de santé sans avoir à débourser, même si la carte n'est pas présentée», souligne Mme Dupont. Les bébés de moins de 1 an, qui n'ont pas encore leur propre carte, peuvent «emprunter» la carte de leurs parents. Quant aux adolescents de 14 à 17 ans qui consultent un médecin sans l'autorisation de leurs parents, ils ont aussi le droit d'être traités sans carte soleil.

Éviter les fraudes en ajoutant une photo?

Si la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ) refuse de donner des cartes soleil aux deux parents d'enfants mineurs, c'est «notamment pour éviter les risques de fraude», indique Caroline Dupont, porte-parole de l'organisme. «Le risque de prêt de carte et d'usurpation d'identité est accru avec le nombre de cartes en circulation, notamment avec les cartes sans photo ni signature», précise-t-elle.

Étonnant, mais vrai: les cartes d'assurance maladie des enfants de moins de 14 ans sont toujours sans photo. Alors que celles des autres Québécois en sont munies depuis 1992, soit depuis 25 ans. Les mineurs ont leur photo sur leur passeport canadien (elle est exigée même des nouveau-nés), souvent sur leur carte de centre sportif ou de loisirs, mais pas sur leur carte soleil.

Pourquoi?

«L'ajout d'une photo pour les enfants entraînerait des démarches administratives et des coûts supplémentaires aux parents, alors que le renouvellement et le remplacement d'une carte sans photo pour les enfants simplifient les démarches administratives des parents», indique Caroline Dupont, porte-parole de la RAMQ.

C'est regrettable, selon Claude Mathieu, responsable du programme de lutte contre la criminalité financière de l'Université de Sherbrooke. «Plus on ajoute des étapes pour lutter contre le vol d'identité, par exemple en exigeant la photo sur les cartes pour les enfants, mieux c'est, estime-t-il. Si la technologie est efficace et que le plastique recouvrant les photos est d'excellente qualité, il devient plus dur d'usurper l'identité en falsifiant les cartes proprement dites. Une carte sans photo est plus facile à monnayer sur le marché noir, vu le peu d'informations à falsifier et le fait que les intervenants ne savent pas si la personne qui a la carte est son détenteur officiel.»

La fraude concerne-t-elle davantage les adultes?

Il reste que les abus sont probablement davantage liés aux cartes soleil... d'adultes. «Touchant la fraude RAMQ, je ne connais aucun chiffre fiable sur son ampleur», indique Damien Contandriopoulos, chercheur à l'Institut de recherche en santé publique de l'Université de Montréal.

«Mon impression est que s'il existe un niveau de fraude significatif, ces fraudes vont être le fait de gens organisés (prêts de cartes, fausses cartes, etc.) et probablement toucher presque exclusivement des plus de 14 ans. Les enfants ne sont pas de gros consommateurs de soins électifs, en moyenne.»

En 2010, une fraude d'un demi-million de dollars a été mise au jour par la RAMQ. Près de 1500 personnes originaires du Proche-Orient avaient obtenu une carte soleil sans s'établir au Québec, en faisant de fausses déclarations. Environ 750 de ces personnes étaient ensuite venues ici recevoir des soins, qui ont coûté 508 768 $ au gouvernement. Les cartes n'étaient toutefois ni volées ni empruntées à des utilisateurs légitimes.

Pénaliser les enfants de sans-papiers

Depuis décembre, la Régie dispose de nouveaux pouvoirs pour limiter la fraude. L'organisme peut demander le remboursement du coût des services obtenus à un tiers qui aide «une personne à obtenir ou à utiliser sans droit une carte d'assurance maladie». Des amendes de 1000 à 10 000 $ sont aussi prévues pour «quiconque aide ou encourage une personne à fournir un renseignement qu'il sait faux ou inexact».

«Si des enfants de moins de 14 ans au Québec ont besoin de soins électifs chers (pas des visites à la clinique du coin facturées 22 $ à la RAMQ) et qu'ils n'ont pas de carte soleil, c'est probablement parce qu'ils sont les enfants de réfugiés ou de sans-papiers, observe M. Contandripoulos. Et franchement, j'aurais plutôt honte qu'une société comme la nôtre les laisse sans soins ou essaye de mieux les empêcher d'être soignés.»

Simuler la perte

«C'est possible de faire la demande d'une deuxième carte d'assurance maladie en la déclarant perdue, même si elle n'est pas perdue, révèle Marianne (prénom fictif). Cependant, vous devrez débourser les frais qui sont de 15 $.»

Remplacer une carte soleil coûte effectivement 15 $ en ligne ou 25 $ par téléphone ou en personne, selon le site de la Régie de l'assurance maladie (RAMQ). C'est prévu en cas de perte, vol ou détérioration de la carte. Pas pour obtenir un second exemplaire... «Dès qu'une nouvelle carte est émise, elle annule la carte précédente», assure Caroline Dupont, porte-parole de la RAMQ.

Cindy (prénom fictif), mère séparée qui a demandé une seconde carte soleil pour ses enfants, assure pourtant que les deux cartes sont valides et utilisables. «Il est très facile de s'en procurer une autre, ils nous donnent même un numéro temporaire lorsqu'on appelle», affirme la mère de trois enfants.

Photo Bernard Brault, La Presse

C'est souvent la mère qui quitte le boulot en cas d'urgence, puisque c'est elle qui a les cartes des enfants. Une situation qui renforce les inégalités et peut poser des problèmes de sécurité.

«Ce serait plus simple»

Témoignages de parents, en couple ou séparés, qui réclament deux cartes soleil par enfant.

Carolyne Ouimet mère de deux filles, séparée

Carolyne Ouimet a deux filles, qui vont chez leur père une fin de semaine sur deux. «Nous tentons de nous partager les cartes d'assurance maladie, mais très souvent, nous n'y pensons même pas», dit-elle. Or, l'été, quand son ex-conjoint prend les fillettes, Mme Ouimet en profite souvent pour quitter Montréal. Emportant avec elle les précieuses cartes...

La solution, selon elle, serait d'avoir une carte soleil pour chacun des parents. «Les commissions scolaires envoient déjà la documentation, les bulletins et les listes d'effets scolaires aux deux adresses des enfants [dont les parents sont séparés], fait-elle valoir. Je crois que la Régie de l'assurance maladie (RAMQ) pourrait aussi faire l'envoi des cartes aux deux parents.»

Karine Bernard mère d'une fille, en couple

C'est Karine Bernard qui conserve avec elle la carte soleil de sa fille de 16 mois. «Je me suis toujours dit qu'on devrait en avoir deux, l'autre pour le père ou, à la rigueur, la garderie», estime la jeune mère.

Pourquoi souhaite-t-elle que le père de son bébé, avec qui elle est en couple, ait son exemplaire de la carte? «Parce que je ne suis pas toujours avec ma fille, parce que la responsabilité et la charge mentale de la santé de ma fille ne seraient pas juste sur mes épaules, parce que ça enverrait un message clair que l'enfant a deux parents, énumère-t-elle. Sinon, aussi pour avoir une copie si on l'oublie!»

Eric Fawns père d'une fille, séparé

«Dans mon cas, c'est la mère de ma fille qui a la carte d'assurance maladie, indique Eric Fawns. On a fait une copie papier qui est souvent acceptée, mais je préférerais qu'on ait chacun notre carte. Ce serait plus simple.»

«Nous avons une garde partagée, fait-il valoir. Quand il y a un rendez-vous chez le dentiste, l'optométriste ou pour un vaccin, c'est "malaisant" de présenter une photocopie de la carte. On se fait regarder avec des yeux qui demandent: "Qu'est-ce que tu me donnes là?" Mais habituellement, c'est accepté.»

Geneviève L. mère de trois enfants, séparée

Mère de trois enfants, dont un garçon souffrant d'allergie alimentaire, de trouble du spectre autistique et de trouble de déficit de l'attention avec hyperactivité, Geneviève L. aimerait que la RAMQ donne deux cartes soleil par mineur. «En cette ère de familles recomposées, ce serait aidant pour tous», croit-elle.

La deuxième carte de son fils allergique pourrait être conservée sur lui, avec son auto-injecteur EpiPen. Avec une carte unique, ce n'est pas possible. «J'aurais trop peur que mon fils la perde», indique Geneviève.

Photo Olivier Jean, La Presse

Carolyne Ouimet aimerait que la Régie de l'assurance maladie donne deux cartes soleil par enfant. Le père de ses filles, Noémie Katalina, 7 ans, et Anahi Rosaria, 6 ans, pourrait ainsi en avoir un exemplaire, ce qui serait pratique en cas d'urgence.