Au Québec, entre 1500 et 3000 enfants naissent chaque année de parents déficients. Certaines personnes atteintes de déficience réussissent à relever l'immense défi d'être parents, avec de l'aide. Parfois, beaucoup d'aide. Mais la progéniture issue de parents déficients peut aussi se retrouver chez les grands-parents ou sous la protection de la DPJ.

Et les cas sont parfois dramatiques.

Sous surveillance

Chaque soir, à 19 h précises, Caprice Lamothe reçoit un coup de téléphone de sa fille, Lori-Ann, et de sa petite-fille, Lilly, 4 ans. Mme Lamothe garde la fillette trois fins de semaine par mois. « Si elle perdait la garde de cette enfant-là, c'est nous qui la prendrions. Elle fait partie de notre vie », dit la jeune grand-maman.

Lori-Ann, la fille de Mme Lamothe, souffre d'une déficience intellectuelle. Il y a deux ans, Lori-Ann a obtenu la garde de sa fille. « J'ai dû me battre pour obtenir la garde. Mais ça aurait été impossible sans l'aide de ma famille », dit Lori-Ann.

L'histoire de Lori-Ann résume les craintes de milliers de parents de déficients intellectuels. C'est à l'adolescence que les problèmes commencent. Son premier vrai petit ami, à 17 ans, se révèle un conjoint violent, qui la pousse à la consommation de drogue. « Elle était tellement vulnérable », dit Mme Lamothe.

Lori-Ann tombe enceinte. Sa petite fille lui est enlevée à la naissance. « Elle me manque chaque jour », dit Lori-Ann. Elle garde une photo de ce bébé qu'elle n'a pas connu sur la table de son salon.

Quelques années plus tard, Lori-Ann retombe enceinte. Cette fois, la vie de Lori-Ann est plus stable. La DPJ lui laisse sa fille, mais elle est sous surveillance. Elle reçoit des services du Centre de réadaptation de l'ouest de Montréal (CROM). « Ça n'a pas été facile », raconte-t-elle. Le plus difficile? Les biberons. L'éducatrice lui avait fait des pictogrammes, avec le niveau de lait que sa fille devait boire et l'heure à laquelle elle devait la nourrir.

Avec l'aide du CROM, de ses parents, et de sa tante comme tuteur financier, Lori-Ann réussit à vivre seule en appartement. Elle a appris à faire son épicerie, à cuisiner, à faire le ménage, en plus de prendre soin de sa fille, qui fréquente désormais la garderie.

« J'ai passé un test de capacités parentales, raconte Lori-Ann. Et je l'ai réussi! »

Biais et discrimination?

Bien des mères ne peuvent pas en dire autant. Laura Pachecho, travailleuse sociale au CROM, a vu beaucoup d'enfants de mères déficientes placés en famille d'accueil. Souvent à tort, estime-t-elle. « Or, la recherche montre que la pauvreté a un impact bien plus important sur les enfants que la déficience quand la mère a un QI de plus de 65 », dit-elle.

Dans certains cas, les évaluations faites par les services sociaux sont biaisées, croit-elle. « Plusieurs de nos mères ont ressenti un grand sentiment d'injustice parce que certains intervenants croient qu'avec une déficience intellectuelle on n'a aucune capacité parentale », dit-elle.

Mais, chose certaine, pour un parent déficient, obtenir et conserver la garde de son enfant passe généralement par un soutien familial continu. À cet égard, l'histoire de Lori-Ann est éloquente. Les défis sont encore nombreux pour la jeune maman. « Lilly va bientôt arriver à la même maturité que sa mère. Qu'est-ce qui arrive à ce moment-là? », se demande Mme Lamothe. Et il y a l'école, les devoirs, les problèmes de grands...

Et les défis sont aussi d'un autre ordre. La jeune femme l'avoue candidement: elle aimerait bien rencontrer un nouveau conjoint et avoir d'autres enfants. « Mais je veux bien faire les choses cette fois. »

Sa mère, elle, frémit à l'idée d'une nouvelle grossesse. « Elle a eu deux enfants qu'elle n'était pas capable d'élever toute seule, dit Mme Lamothe. Juste l'idée d'un autre enfant, ça me rend folle. »

Parent déficient? Oui, c'est possible

Une trentaine de familles où les parents sont déficients intellectuels sont suivies par le Centre de réadaptation de l'ouest de Montréal. La psychologue Marjorie Aunos, grande spécialiste de la parentalité des personnes déficientes, coordonne les services à cette clientèle bien particulière. Elle répond à nos questions.

Q: Est-ce vraiment possible pour une mère déficiente intellectuelle d'élever seule un enfant?

R: Oui, c'est possible. C'est du cas par cas, évidemment. Mais la capacité d'élever un enfant, elle est là. La capacité d'apprendre, elle est là. C'est dans le contexte de la vie de tous les jours que ça devient parfois difficile. Apprendre à changer une couche, c'est visuel, c'est du concret, ça se passe généralement bien. Ce qui nous préoccupe davantage, c'est le jugement. Quoi faire si mon enfant est malade ? Comment sécuriser la maison? Et tout ça se déroule parfois dans un contexte de pauvreté, avec peu de soutien familial. Mais il est frappant de voir l'amour que les mamans déficientes ont pour leur enfant. Elles veulent bien faire, elles veulent que leur enfant réussisse à l'école, qu'il ait une belle vie. Ce sont de vraies mamans.

Q: Quels services peuvent recevoir les familles où les parents sont déficients intellectuels?

R: Le bénéficiaire est suivi par un travailleur social. Nos éducateurs peuvent se rendre à domicile plusieurs fois par semaine. La personne peut aussi avoir de l'aide à domicile pour la réalisation de tâches concrètes, comme faire son épicerie, son ménage. Quand l'enfant est d'âge scolaire, il peut avoir de l'aide aux devoirs. Théoriquement, ça, c'est la Cadillac. Le niveau de soutien peut varier, mais, à certains moments de la vie de l'enfant, il peut être très intensif pour prévenir le placement de l'enfant. Il y des moments-clés, où les enfants de parents déficients font souvent l'objet d'un placement : lorsqu'ils sont bébés, puis, au début de la scolarisation, vers 6 ans, et au début de l'adolescence, vers 12 ans.

Q: Les parents déficients ont-ils nécessairement des enfants atteints de déficience?

R: Pas nécessairement. Les enfants de parents déficients ont deux fois plus de risques de développer un retard global de développement. L'enfant peut passer un test de QI à partir de 5 ans. Lorsqu'il souffre de déficience, la famille reçoit évidemment plus de services.

Q: Qu'arrive-t-il lorsqu'un adolescent d'intelligence normale vit avec un parent déficient?

La dynamique change entre le parent et l'enfant. Mais ce n'est pas vrai que les ados prennent le contrôle. Oui, il y a des tensions, des conflits, mais l'enfant ne devient pas nécessairement délinquant parce que la mère n'est pas capable d'exercer une discipline. Ces femmes ont 20 ans d'expérience de la vie. Et elles prennent leurs décisions en fonction de cette expérience. Le QI, ce n'est pas tout.

Q: Comment en êtes-vous venue à travailler avec ces mamans déficientes?

R: Je travaillais avec des enfants déficients. Un jour, on m'a conseillé de rencontrer une mère, elle-même déficiente. C'est là que j'ai réalisé que les déficients avaient parfois des enfants. Par la suite, j'ai eu un cas d'une mère qui en était à son cinquième enfant. Il y a avait eu un signalement aux services sociaux. Elle a perdu la garde de ses enfants au profit du père. Or, le père était violent. Le plus vieux des enfants est mort sous sa garde. On avait préféré donner les enfants au père violent qu'à la mère déficiente intellectuelle... Pendant trois ans, on l'a suivie, avec une bonne intensité de service. Et maintenant, c'est terminé. Elle a la garde de ses enfants et elle se débrouille. Ce cas m'a montré que ces familles font souvent face à de la discrimination. Quand les enfants font des crises, ce n'est pas nécessairement à cause de la déficience de la mère. Tous les enfants font des crises.

Q: Quelle est la chose la plus difficile pour les mères déficientes?

R: Faire des bons choix, en évaluant les pour et les contre. J'ai le goût d'aller au cinéma, mais il me reste 10 $. Qu'est-ce que je fais? Mon chum veut venir chez moi, mais la DPJ ne veut pas qu'il soit en contact avec mon enfant. Qu'est-ce que je fais? Ce sont des choix très difficiles, même pour des mères qui n'ont pas de déficience intellectuelle.

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Soutien extrême

Quand l'expérience tourne mal pour les parents déficients intellectuels, c'est la Direction de la protection de la jeunesse qu'on appelle à la rescousse. Les enfants ne sont pas retirés immédiatement de la famille : on offre plutôt du soutien aux parents. Pour le meilleur... et parfois, pour le pire.

Nathalie Sylvestre est éducatrice. Jamais elle n'a expérimenté un mandat aussi éprouvant que celui qu'elle a vécu il y a un an, dans une famille où les deux parents étaient déficients intellectuels.

La mère avait été signalée par le médecin dès son accouchement. « En suivi de grossesse, la gynécologue avait rapidement saisi les limites de la mère », explique-t-elle.

Les deux parents font l'objet d'une évaluation de leurs capacités. Ils souffrent tous deux de déficience moyenne. Le placement du bébé est recommandé par la DPJ. Mais le juge statue que les deux parents sont capables de s'occuper de leur enfant avec du soutien.

Le Centre jeunesse de Montréal envoie donc Nathalie Sylvestre pour oeuvrer comme éducatrice dans la famille. Elle est présente six heures par semaine à leur domicile. « Je suis confrontée à deux parents qui ne reconnaissent aucune difficulté. Le mari est effectivement capable de changer une couche, mais il n'a aucune idée de ce qu'est la routine du bébé. Et plus je pose de questions, plus il se fâche. »

L'éducatrice met en place une routine illustrée. Elle marque tous les biberons pour s'assurer que l'enfant boit assez de lait. Comme l'enfant grandit, elle doit expliquer aux parents qu'il faut éviter de laisser à portée de l'enfant les couteaux, les ustensiles, les flacons de médicaments.

« Ils n'avaient pas la capacité de généraliser. Ils finissaient par comprendre que la fourchette était dangereuse. Ça prenait du temps. Mais après, il y a le couteau, les chaises, les escaliers... »

« Un jour, on est arrivés dans la maison et la petite était en train de tirer sur la nappe. Il y avait un couteau de boucherie sur la table. »

En un an et demi, la DPJ retourne au tribunal à sept reprises, dont quatre fois en urgence. Chaque fois, on recommande le placement. Chaque fois, la juge estime que les parents sont en mesure de s'occuper de leurs enfants. Avec du soutien, bien sûr.

« Vers la fin, il y avait quelqu'un chez eux tous les jours, plusieurs heures par jour. On se partageait la tâche pour que les enfants soient mis en danger le moins possible. Mais on n'était pas là les soirs. Ni les fins de semaine », explique Mme Sylvestre. Au total, les parents reçoivent plus de 12 heures par semaine de services de diverses organisations.

Mais les problèmes persistent. « Quand la petite s'est mise à se déplacer, on arrivait là et les parents n'avaient aucune idée d'où elle était, ni de ce qu'elle faisait. Elle errait toute seule dans la maison. »

Cette expérience de soutien extrême s'est poursuivie pendant près de deux ans, à l'issue desquels les deux parents ont repassé une nouvelle évaluation de leurs capacités parentales. La première fois, cette évaluation avait été catastrophique. À la seconde évaluation, « on était exactement au même point », dit Nathalie Sylvestre.

Le bébé a fini par être placé. « C'est vrai qu'ils l'aimaient, leur enfant. Mais ce n'était pas suffisant, dit l'éducatrice. Nous, on était là pour les outiller. Mais ils n'avaient pas la volonté ni la capacité d'être outillés. »

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