Tout, dans notre société, est ramené à son coût ou à sa valeur pécuniaire : le litre de jus comme la prochaine tempête de neige. Faut-il préserver nos enfants du monde de l'argent ? Parler d'épargne et de crédit avec eux leur évitera-t-il plus tard des soucis ? Notre journaliste Alexandre Vigneault s'est intéressé à la question.

Quand la parole peut valoir de l'or

L'argent est la source première de stress dans la population canadienne1. Les soucis financiers causent de l'insomnie à la moitié des femmes (40 % des hommes), causent de l'anxiété à 30 % des femmes (17 % des hommes) et incitent près du tiers de la génération Y à mentir aux amis. Près de 90 % des Canadiens souhaiteraient par ailleurs avoir épargné davantage, dépensé moins, investi plus tôt ou de manière plus éclairée...

« C'est majeur », dit Suzanne Gendron, vice-présidente principale Coopération et Affaires au Mouvement Desjardins, évoquant notamment l'impact de ce stress sur la santé des gens. « Comme société, on fait la promotion d'une saine alimentation et de comportements responsables au volant, mais faisons-nous suffisamment d'efforts pour promouvoir la bonne gestion financière et l'épargne ? »

Ce questionnement trouve écho dans bien des familles, puisque 80 %2d'entre elles tentent de montrer à leurs enfants à gérer l'argent qui leur passe dans les mains. Manon et son conjoint, par exemple, se sont fixé un objectif : d'ici la fin de l'année scolaire, leurs deux adolescents doivent avoir appris à faire un budget qui tienne compte de leurs dépenses courantes (vêtements, cafétéria, etc.) et de leurs loisirs.

« On veut qu'ils apprennent la valeur des choses », dit la femme de 49 ans issue d'une famille modeste, mais aujourd'hui à l'aise sur le plan financier. Elle a appris tôt à travailler pour rembourser un emprunt fait à son père et elle a proposé un contrat semblable à son fils pour l'achat d'un ordinateur, qu'il souhaitait performant afin de jouer en réseau : il a eu son bolide informatique, mais il devait le rembourser en faisant des travaux de peinture.

« Il n'a pas réussi à suivre le plan de paiement et à le rembourser complètement », raconte la mère de famille, qui croit néanmoins qu'il a appris quelque chose dans le processus. « Il s'est aperçu qu'il est très difficile de se motiver après coup, quand on a déjà le bonbon... » La leçon n'est pas inutile dans un monde où règnent le crédit et les formules de paiement différé.

Quand parler d'argent?

Impliquer les enfants de manière concrète dans un projet est une excellente façon d'amorcer leur éducation financière, selon Cathy Simard, de l'ACEF de l'Île-Jésus. Or, tous les parents ne savent pas nécessairement par où commencer. Ni à quel âge commencer à parler d'argent. Doit-on préserver l'innocence de nos petits et leur éviter les considérations pécuniaires durant une partie de leur enfance ?

Ni les parents ni les professionnels interrogés par La Presse+ ne jugent bon de nier cette réalité.

« Il n'est jamais trop tôt pour parler d'argent, mais il y a des niveaux de discussion dont il faut tenir compte. »

- Guillaume, père de deux jeunes enfants et d'un adolescent

Suzanne Gendron, du Mouvement Desjardins, est d'accord et croit qu'on devrait commencer dès que l'enfant saisit le « concept » de l'argent, c'est-à-dire lorsqu'il comprend que d'avoir beaucoup de sous noirs ne signifie pas qu'on possède plus d'argent que son aîné qui n'a qu'une seule pièce de deux dollars...

Il y a, bien sûr, des familles qui éprouvent de la gêne à parler d'argent, une réticence qu'on retrouve autant dans les milieux aisés que dans les plus modestes, assure Cathy Simard. Elle estime cependant que d'ouvrir la discussion peut être un atout. « Si l'enfant n'entend jamais parler d'argent, il aura peut-être du mal à comprendre un refus à l'une de ses demandes », explique-t-elle.

Les parents, une source fiable

« Ces discussions peuvent avoir beaucoup de valeur, car l'un des facteurs clés dans notre compréhension de l'argent, c'est la confiance. Les parents sont des interlocuteurs de confiance, alors leur degré d'implication dans l'éducation financière de leurs enfants est très important », fait valoir Gary Rabbior, de la Fondation canadienne d'éducation économique (FCEE).

Il ajoute d'emblée que les parents qui ont eux-mêmes fait des erreurs de gestion peuvent être de bons exemples, car ils connaissent déjà certains des pièges à éviter. « On croit souvent qu'il faut dire aux enfants ce qu'ils devraient savoir, poursuit-il. La clé, c'est de partir d'eux. » Il faut inciter les enfants à s'interroger eux-mêmes et à poser des questions.

L'implication des parents est d'autant plus importante que l'école a abandonné ce terrain depuis le retrait du cours d'éducation économique il y a environ cinq ans. Gary Rabbior affirme que la FCEE travaille avec plusieurs provinces canadiennes, dont le Québec, pour le rétablissement d'une forme d'éducation financière à l'école.

Au ministère de l'Éducation, l'attachée de presse du ministre Bolduc confirme qu'une réflexion est en cours à ce sujet et qu'il n'est pas question de réintégrer un cours exclusivement consacré à l'éducation économique. Gary Rabbior a une nette préférence pour un cours étalé sur plusieurs années. « Les recherches montrent qu'un seul cours, ça ne fonctionne pas », dit-il.

Apprendre à choisir

Desjardins, comme d'autres institutions financières, fait des efforts en matière d'éducation financière. Suzanne Gendron rappelle notamment l'existence des caisses scolaires (primaire) et des caisses étudiantes (secondaire). Elle croit essentiel de susciter des réflexes d'épargne compulsifs plutôt que des réflexes d'achats compulsifs. D'apprendre à distinguer ses besoins et ses désirs afin de faire des achats durables et responsables.

« L'une des choses les plus importantes qu'on puisse enseigner à une jeune personne dans ce domaine, c'est comment prendre de bonnes décisions, estime Gary Rabbior. Comment aider un enfant à déterminer ce qui est important pour lui ? Quelles sont les options ? Que laisse-t-il tomber en faisant tel ou tel choix ? Ces discussions n'ont pas besoin de porter sur l'argent, mais quand il sera question d'argent, les enfants prendront de meilleures décisions. »

Et l'argent de poche?

Pour apprendre à gérer des sous, encore faut-il en avoir. L'argent des enfants, jusqu'à tard dans l'adolescence, vient souvent de la poche des parents. Guillaume a convenu de donner 5 $ par semaine à son fils vers l'âge de 10 ans pour ses dépenses personnelles. « Ce n'est pas un gros enjeu, dit le père de famille, il oublie souvent de le demander. » Manon dit que la question ne s'est pas posée avant 12 ou 14 ans pour ses enfants. Guy, entrepreneur agricole, paie ses enfants qui viennent vendre des produits au marché, « si leur présence fait une différence », précise-t-il. Quant au fait de donner de l'argent à ses enfants pour faire des tâches dans la maison, c'est un sujet épineux pour bien des gens. « Je trouve ça malsain, dit même Manon. L'idée de participer aux tâches de la maison, ça fait partie du vivre ensemble, je trouve. »

1) Source : Sondage Léger réalisé fin septembre pour le Financial Planning Standards Council.

2) Source : Étude de l'Institut canadien des comptables agréés datant de 2010.

TRUCS ET CONSEILS

FIXER SES PROPRES LIMITES

« Ne laissez pas les autres fixer vos limites », tranche Gary Rabbior, de la Fondation canadienne d'éducation économique. Il fait bien sûr référence aux limites de crédit proposées par les émetteurs de cartes et les institutions financières, mais il englobe aussi les valeurs. On doit rester fidèle à soi-même et non pas imiter ou se laisser imposer le train de vie du voisin ou du beau-frère.

ÉDUQUER À LA PUBLICITÉ

Dans les ateliers qu'elle offre dans les écoles, Cathy Simard, de l'ACEF de l'Île-Jésus, montre aussi l'envers de la publicité aux enfants en leur faisant comparer l'image d'un hamburger dans une pub à sa réalité au comptoir. « On leur montre que la publicité embellit la réalité, parce que les jeunes du primaire et même du début secondaire peuvent être naïfs devant la publicité », dit-elle.

DISTINGUER BESOIN ET DÉSIR

L'éducation financière revient principalement à enseigner à faire des choix éclairés. « Il est important de distinguer besoin et désir », estime Suzanne Gendron, vice-présidente principale, coopération et affaires, du Mouvement Desjardins. La « durabilité » est un facteur important, selon elle, tant en ce qui a trait à l'objet qu'au plaisir qu'il est censé procurer.

« TRADUIRE » LES PRIX EN HEURES

« Il peut être intéressant de faire valoir combien d'heures il faut travailler pour acheter une console de jeu vidéo », dit encore Cathy Simard. Une dépense de 300 $ peut équivaloir à 10 heures de salaire brut pour un parent et à presque une semaine pour un autre.

ET LE BONHEUR ?

« L'argent est assurément un outil, il peut avoir des effets sur votre vie, votre santé, votre bonheur, mais il est important de se demander ce qui nous rend vraiment heureux. Qu'est-ce qui, dans mon bonheur, est lié à l'argent ? Quand on demande aux gens ce qui les a rendus heureux, il est rare que ce soit quelque chose qu'ils ont acheté, constate Gary Rabbior. Je crois que c'est très important lorsqu'on parle d'argent aux enfants. »