Les dîneurs montréalais abordent souvent les restaurants «ethniques» à grands coups de clichés: on y sert, pensent-ils, une cuisine vaguement menaçante, parfois indigeste et trop piquante. Ils y vont donc comme ils mangent de l'ail, avec parcimonie et frugalité. Quelques portions annuelles suffisent, merci bien.

En un sens, les restos ethniques sont un peu responsables de cet état de fait. En choisissant d'édulcorer leur cuisine pour plaire au plus grand nombre, en usant de produits souvent de qualité inférieure, en négligeant l'ambiance ou en la remplissant d'objets folkloriques souvent poussiéreux, ces restos ne mettent pas toujours leurs oeufs dans le bon panier.

C'est un peu ce qui caractérisait ce qui a longtemps été le seul resto éthiopien en ville, le Nil Bleu. Quand il a ouvert ses portes, c'était un lieu étriqué, pas très loin du boui-boui habituel, décoré de lances africaines et de masques tribaux. C'était aussi très exotique, bigarré, et on y apprenait à manger avec la main (la droite), qu'on plongeait - littéralement - au milieu de ragoûts relevés, de sauces de lentilles ou de haricots aux couleurs mordorées, saturées de cardamome et de gingembre. On devait aussi partager les plats avec tous les convives, non pas à la manière libanaise, mais à la manière africaine, c'est-à-dire une seule assiette dans laquelle tout le monde se sert. En outre, on y apprenait à se servir de l'injera, un pain singulier fait d'une graminée assez unique à l'Est africain et qui ne contient aucun gluten, légèrement détrempé et enroulé, telles des crêpes épaisses, qui sert à la fois de couvert et de plat puisque les ragoûts se présentent aussi sur une grande crêpe qui occupe tout le fond de l'assiette.

Nous y sommes retournés pour la première fois presque 12 ans plus tard. Déjà, en soi, c'est un exploit, presque un état de survie en cette ère où les restos ouvrent et ferment dans l'année. Et nous soupçonnons fortement que la survivance du Nil Bleu est due à des changements qui ont d'abord servi à séduire plus qu'à effaroucher la clientèle locale. Ces changements sont d'abord esthétiques: le resto est plutôt élégant, d'un somptueux un peu mou, d'allure complètement moderne avec des nappes blanches, des banquettes et, comme seule note africaine, un tissu à motif zèbre qui couvre les chaises. Le mur menant aux toilettes est couvert d'une sorte de chute d'eau permanente censée évoquer, peut-être, la jungle.

Au menu, peu de changements notables sinon dans les prix, qui sont devenus ceux d'un resto à la mode.

La maison propose une formule à 25$ comprenant quelques entrées suivies d'une assiette à partager. On y trouve une variété de préparations plus ou moins liquides, plus ou moins relevées. Nos choix comprenaient une purée de pois chiches légèrement aigre, une salade bancale et un peu de lentilles braisées en entrée.

En plat, l'alicha de boeuf, braisé avec des poivrons dans une sauce au gingembre, le doro wat, un ragoût de poulet aux oignons et au berberé (un condiment pimenté) servi avec un oeuf dur, le tibbs, de l'agneau braisé au poivron et au gingembre, et enfin une sorte de tartare de boeuf - le meilleur plat de la soirée - au parfum de beurre fermenté.

Ces plats de viande, sans être trop bavards, sont compliqués, un brin huileux. Seul plat de légumes, des lentilles aux carottes et au curcuma, assez peu relevées au fond.

Tous ces plats se mangent indistinctement à l'aide des rouleaux d'injera, dont nous consommons une quantité immodérée.

En un mot, ce Nil Bleu possède des vertus, mais il y a comme une altération des sens qui n'est pas due qu'aux épices, plutôt au sentiment qu'on a perdu quelque chose comme une âme dans ce décor qui convient assez mal à la cuisine.

Le Nil bleu

3706, rue Saint-Denis

514-285-4628


Prix: Pour un repas copieux, comptez environ 50-60$ pour deux personnes. Mais c'est le vin qui fera grimper l'addition: un shiraz sud-africain vendu moins de 15$ à la SAQ coûte 9$ le verre.

Faune: Très locale, en voyage grâce à l'auberge du dessus ou en couple, s'extasiant devant tant de nouveauté.

Service: Correct, parfois un peu dépassé, aucun visage africain en salle.

Vin: Petite carte, chèrement facturée.

Plus: Effet d'exotisme garanti, et jolie terrasse protégée s'il fait beau.

Moins: Nourriture correcte, sans grande secousse. Une impression que la neutralisation du décor a un peu détourné le côté brut (et si attrayant) de cette cuisine.

On y retourne? Mollement.