Tout l'été, La Presse donne la parole à ceux qui réinventent notre terroir. Des gens qui ont pris de sérieux risques pour se lancer dans des cultures moins populaires que d'autres ou qui ont décidé de faire les choses différemment. Ils créent maintenant dans leurs champs, leurs fermes, leurs brasseries, leurs fromageries, des produits qui se trouveront bientôt sur votre table. Chaque samedi, découvrez ces gens d'avant-goût.

Il n'y avait pas de vaches canadiennes aux Îles-de-la-Madeleine,  jusqu'à ce que la fromagerie du Pied-de-Vent en ramène un petit troupeau, pour le lait, il y a une dizaine d'années. Or une vache qui donne du lait donne aussi un veau. Et la fromagerie n'en voulait pas.

 

Les fromagers vendaient les petits. Ils en ont même donné, jusqu'à ce qu'un grand gaillard décide de récupérer les bébés et de se lancer dans l'élevage du veau, une viande qui n'a pourtant pas la cote au Québec. Le gaillard en question s'appelle Steve Arseneau et son entreprise, le Veau des Nathaël, qui n'élève qu'une cinquantaine de veaux par année.

Insulaire, évidemment, la petite entreprise est vite devenue écolo pour des raisons pratiques autant qu'idéologiques. Quand on vit dans une île, on se débrouille avec ce qu'on y trouve, explique l'éleveur. Alors en plus de récupérer les veaux des vaches de la fromagerie, la ferme Arseneau ramasse aussi les restants de la seule microbrasserie des Îles, À l'Abri de la tempête. Les veaux se nourrissent de drêche, des résidus de malt. Elle contient encore des fibres et des protéines, explique Jean-Sébastien Bernier, de l'Abri, qui devrait jeter ou composter 500 kg de résidus par semaine s'ils n'étaient pas récupérés par les veaux de Steve Arseneau qui mangent tout. Est-ce que les bêtes sont heureuses, nourries avec leurs restants de bière?

«Mes vaches sont pas mal joyeuses, en tous les cas!» lance Steve Arseneau, au bout du fil. Les animaux mangent aussi de l'orge et du fourrage, mais pas de maïs, contrairement aux autres veaux de grain, car il n'y a pas de maïs aux Îles. Toute la viande est vendue au détail et dans les restaurants, aux îles. «C'est certain qu'il n'y a pas beaucoup de kilomètres qui séparent la viande de l'assiette», note la conjointe de Steve, Monica Poirier, très investie dans l'aventure des veaux.

Le kilométrage pourrait toutefois s'allonger. Des restaurants de Montréal ont démontré de l'intérêt pour la viande madelinienne. «C'est une viande haut de gamme, explique Steve Arseneau. La vache canadienne est une race très maigre et la viande ne contient presque aucun gras.»

Le Veau des Nathaël, baptisé en l'honneur d'un aïeul Arseneau, n'a que deux ans et déjà des idées de grandeur. Pour augmenter la production, les éleveurs songent à produire eux-mêmes leurs veaux. Ils pourraient ainsi multiplier leurs produits transformés et se retrouver dans les comptoirs des épiceries de la province.

Viande méconnue

Au Québec, le veau ne représente que 3% des achats de viande au supermarché. Et encore, les statistiques varient énormément d'une épicerie à l'autre, selon les préférences du gérant qui fera une belle place au veau, ou non, explique Réal Daigle, directeur de la mise en marché pour le veau de grain du Québec. Car peu de gens se rendent à l'épicerie avec l'intention d'acheter du veau. «C'est une viande un peu oubliée et un peu mal aimée, dit Réal Daigle. Peut-être parce que le veau est moins cute que l'agneau.» Pourtant, contrairement à l'agneau, le veau n'a pas à vivre avec la concurrence étrangère. Le veau vendu au Québec vient du Québec, même si ce n'est pas indiqué sur l'emballage.

Les producteurs aimeraient davantage miser sur cet atout pour faire la promotion de leur viande. Mais la pente est dure à remonter, explique Réal Daigle. «La production de veau est faite à partir de ce qui, historiquement, est un sous-produit de l'industrie laitière, dit-il. Le veau mâle dont personne ne voulait.» Cette perception, qui n'a rien à voir avec la qualité de la viande, est un peu restée dans l'air. Et le veau est une viande qui n'est pas si facile à cuisiner.

Le Québec compte environ 450 producteurs de veaux. Un peu plus de la moitié fait du veau de lait, et c'est surtout celui-ci qu'on exporte aux États-Unis. La viande y est principalement proposée dans les restaurants. Comme tous les produits de spécialité destinés au marché américain, les commandes de veau du Québec ont chuté depuis le début de la crise économique. Le prix du veau se compare à celui du boeuf, mais est beaucoup plus élevé que celui du porc ou du poulet. «Les gens qui vont encore au restaurant vont plutôt choisir le plat de poulet, explique Réal Daigle. Les restaurateurs ont retiré le veau du menu.»

C'est un autre coup dur pour ce très fragile marché, qui n'est pas rentable et dont l'expansion est freinée par une dure réalité génétique: le nombre de vaches chute, année après année, au Québec.

En moyenne, une vache québécoise produit aujourd'hui autour de 8000 kilos de lait par année, le double d'il y a 30 ans. Résultat: la province ne comptait plus que 380 000 vaches laitières il y a deux ans, comparativement à un million au début des années 60.