Publié en anglais en 2006, malgré la demande d'interdiction du livre en France par Karl Lagerfeld, Beautiful People: Saint Laurent, Lagerfeld, Splendeurs et misères de la mode est maintenant offert en version française. Ce superbe brûlot d'Alicia Drake fait le récit d'une grande rivalité entre deux couturiers aux ambitions et au talent hors normes, sur fond de rêverie, d'excès et de décadence.

Les destins d'Yves Saint Laurent et de Karl Lagerfeld se croisent pour la première fois en 1954, dans le cadre du concours de stylisme organisé par le Secrétariat international de la laine. Le premier, 18 ans, est vainqueur dans la catégorie «robes du soir», tandis que le second, 21 ans, a remporté le premier prix dans la catégorie «manteaux».

 

Dès lors, la fabuleuse destinée de Saint Laurent se dessine. À 21 ans, il se retrouve à la tête de la maison de haute couture la plus prestigieuse au monde, à l'époque: Christian Dior. En 1961, il ouvre sa propre maison, qui atteindra rapidement la renommée que l'on sait. Encore aujourd'hui, la griffe Saint Laurent est tenue pour un parangon d'élégance.

Lentement mais sûrement

La carrière de Lagerfeld mettra quant à elle beaucoup plus de temps à s'envoler. Il commence comme styliste chez Jean Patou et passe par la suite plusieurs années chez Chloé. Véritable bourreau de travail, inventeur du multitâche, il prend rapidement le virage du prêt-à-porter, dessine de la lingerie, des lunettes de soleil, des porcelaines, met en valeur ses propres licences au Japon, tout en créant un grand nombre de collections dans l'anonymat.

Ce n'est qu'en 1983 que Chanel le met sous contrat. Il peut enfin crier victoire, d'autant plus que l'étoile de Saint Laurent commence à pâlir. Le rythme et l'intensité de la créativité de ce dernier ralentissent au début des années 80. Il est depuis longtemps miné par la maladie mentale, que sa consommation excessive de drogues et d'alcool aggrave, et son travail finit inévitablement par s'en ressentir.

Bien que Lagerfeld mette plusieurs années à atteindre le prestige de son éternel rival, il empiète rapidement sur le terrain de Saint Laurent en se forgeant une identité sociale fort enviable, avec une cour de beautiful people qu'il entretient précieusement. «Personne n'a jamais un sou, mais c'est sans importance: la vie est belle, couleur champagne, et c'est Karl qui paie», écrit Alicia Drake.

Outre une petite bande d'Américains in Paris branchés (les mannequins Donna Jordan, Pat Cleveland et Corey Tippin, entre autres), qu'il vampirise pour étancher sa soif de nouveauté, Lagerfeld prend sous son aile un certain Jacques de Bascher, jeune dandy qu'il entretiendra jusqu'à sa mort, du sida, en 1989. Saint Laurent s'éprendra de ce beau gosse cultivé et ce dernier provoquera la rupture définitive entre Yves et Karl et entre Yves et son compagnon et associé de toujours, l'inébranlable Pierre Bergé. La relation entre Saint Laurent et Bergé se poursuivra jusqu'à la mort du couturier en juin dernier, mais privée de sa composante sentimentale.

Cela dit, la rupture entre les deux papes de la mode était prévisible et inévitable. «Yves a triomphé à 21 an, remportant un succès précoce et incontestable qui ne pouvait que rendre fou son rival. Jamais ces deux immenses talents concurrents ne pourront se satisfaire de partager le même plateau. Leurs ambitions sont trop proches pour supporter pareille proximité. Ce destin commun n'a d'autre issue qu'une opposition totale», écrit encore l'auteure.

La vie comme un roman

Alicia Drake, journaliste et écrivaine britannique habitant à Paris depuis une dizaine d'années, a interviewé plus d'une centaine de personnes qui ont fait partie de l'entourage des deux stars au cours des trois décennies que couvre le livre. Grâce à leurs témoignages, l'auteure a pu reconstituer les événements avec un soucis du détail presque maniaque: les invités d'une soirée, ce qu'ils portaient, ce qu'ils buvaient, les poses, les coups de gueule.

Sans jamais tomber dans la vulgarité, Alicia Drake ne se prive pas pour autant de raconter les soirées olé-olé au Sept et au Palace, clubs très sélects pour gens riches et célèbres (et beaux). Une défonce parmi tant d'autres: «Place Saint-Sulpice, le salon est nu, à l'exception de la grosse Harley-Davidson qui trône au milieu du parquet. Ses rétroviseurs sont tournés vers le haut, et chaque miroir sert de plateau à un généreux tas de cocaïne. Juste à côté, une paille et une lame sont à la disposition des invités. Jacques de Bascher reçoit.»

Très bien tourné, l'essai se lit comme un roman. À la fois proustien et balzacien, comme l'indique le sous-titre, «Splendeurs et misères de la mode», il nous entraîne dans un monde inaccessible au commun des mortels. L'auteure nous présente les personnages de cette palpitante histoire en prenant bien soin d'établir le pedigree de chacun, une lecture passionnante puisqu'une bonne part des membres des coteries respectives de Saint Laurent et de Lagerfeld ont des origines aristocratiques. C'est le bal des muses: Victoire, Betty Catroux, Loulou de la Falaise, Paloma Picasso.

Puis il y a les deux protagonistes principaux. En dépit de leurs tempéraments diamétralement opposés - Saint Laurent est un génie maniaco-dépressif et dépendant, tandis que Karl est un infatigable travailleur avec une totale maîtrise de soi-même - ils se ressemblent sur bien des points. Ce sont des surdoués précoces d'origine bourgeoise. Le premier, un pied-noir, a vu le jour sous le soleil d'Oran, tandis que l'autre a grandi dans les brumes mélancoliques du land allemand, à quelques kilomètres de Hambourg. Dans le cas de Karl, l'enfance s'enjolive de fois en fois. Ce serait d'ailleurs la description de ses origines sociales qui aurait provoqué l'ire du grand Karl, puisqu'elles sont présentées comme un tantinet moins nobles que dans les multiples versions fournies par le principal intéressé.

Qu'à cela ne tienne, Lagerfeld et Saint Laurent sont (ou ont été, dans le cas du second) des individus parfaitement singuliers, complexes, énigmatiques, des visionnaires qui parlent non seulement de l'univers de la mode, mais de toute une époque, soit la deuxième moitié du XXe siècle, avec ses nombreuses mutations.