À l'invitation de Juli Soler, fondateur et directeur d'elBulli, et de Ferran Adrià, copropriétaire et chef créateur de génie de ce haut lieu de cuisine d'avant-garde, j'étais de retour dans leur mythique restaurant de Roses, au nord de Barcelone en Catalogne, le mois dernier, afin de présenter un atelier sur mes plus récentes recherches en sommellerie moléculaire.

Pour l'occasion, Juli Soler avait réuni son équipe de cuisiniers - dont les trois piliers d'elBulli: le célèbre chef créateur Ferran Adrià, son frère Albert, maître des desserts, et leur second, le grand chef Oriol Castro. À cette tablée d'une quinzaine de créateurs se retrouvaient également le chef explorateur des nouveaux produits, Eduard Xatruch, les deux sommeliers en chef, Ferran Centelles et David Seijas, ainsi que le maître d'hôtel et quelques-uns des serveurs de l'établissement trois étoiles Michelin. S'ajoutait Josep Roca, le sommelier du réputé restaurant de cuisine d'avant-garde créative, le El Celler de Can Roca, situé à Girone.

 

J'ai donc eu la chance de partager, pendant trois heures, avec ces têtes chercheuses de la gastronomie catalane, mes plus récentes recherches scientifiques sur la structure aromatique des aliments, ainsi que sur l'harmonisation des vins et des mets.

Dans cette conférence de sommellerie moléculaire, j'ai égrené différents sujets, à commencer par l'impact sur l'harmonie avec les vins qu'ont les aliments dotés de molécules que j'ai nommé «au goût de froid». Vous avez d'ailleurs pu lire un court résumé de l'ensemble de mes recherches sur ce vaste sujet dans ma chronique «Le froid dans le goût de la pomme», publiée le 13 septembre.

J'y ai aussi présenté d'autres thèmes harmoniques, comme les très espagnols safran et xérès fino/manzanilla. J'ai donc conduit Ferran Adrià et son équipe sur la piste aromatique du safran. Ainsi, j'ai pu leur démontrer, graphique à l'appui, que par la présence de ses différents principes actifs, de la famille des caroténoïdes, des terpènes et des aldéhydes, cette épice aux notes florales et épicées, ainsi que de foin coupé, trouve écho dans les vins dotés d'une structure moléculaire semblable, comme le sont, entre autres, ceux à base de riesling.

Ils ont également été énormément surpris d'apprendre que le thé vert japonais gyokuro, aussi très riche en caroténoïdes, donc marqué, comme le safran, par une douce amertume et par les mêmes arômes de fleurs et de foin coupé, s'unit aussi avec maestria à certains mets dominés par le safran. Oriol Castro, chef et complice des frangins Adrià, a pu ainsi concevoir qu'il était possible de s'inspirer de cette nouvelle piste pour créer un plat, façon elBulli, dominé, entre autres, par le safran et le thé gyokuro! Ce que nous tenterons de faire assurément ensemble à l'occasion de mon prochain séjour en décembre dans leur atelier de Barcelone.

Xérès, figue, thé fumé

Quant à l'univers aromatique du xérès, emblème vinicole espagnol s'il en est un, plus particulièrement du fino et de la manzanilla, j'ai pu leur dessiner la très grande sphère aromatique de ce type de vin, par l'entremise d'une meilleure compréhension de sa structure moléculaire, composée, entre autres, d'acetoin, de solerone, de terpènes, d'acétate d'éthyle, d'acétaldéhydes et de lactones.

Ainsi, après leur avoir expliqué plusieurs de mes plus récents graphiques qui analysent une à une les molécules aromatiques du xérès fino, j'en suis rapidement parvenu à la large arborescence d'aliments composés d'une structure aromatique apparentée, pouvant être utilisée soit par le sommelier ou l'amateur, dans la réussite de l'harmonie vins et mets, soit par le chef ou le cuisinier en herbe, dans la création de nouvelles recettes aux aliments de mêmes familles aromatiques.

Puis, ce fut au tour de la figue séchée et des thés noirs fumés d'être distillés par mon «scanneur»! Le cas de la figue séchée est particulièrement intéressant. Sa principale signature aromatique lui est donnée par une molécule du nom de solerone. Cette dernière participe aussi grandement à singulariser l'identité aromatique du xérès fino et des thés fumés. Pourtant, tout sommelier qui se respecte a l'habitude d'unir les mets dominés par la figue séchée avec des vins plus riches, plus évolués, plus sucrés et plus caramélisés que ne l'est le très sec et très frais xérès fino. Pour la figue séchée, il choisit habituellement un enveloppant, généreux et évolué xérès oloroso.

La grande force de mes recherches réside justement là. Par une meilleure compréhension moléculaire des aliments et des vins, il est possible d'en peaufiner les harmonies, tout comme d'ouvrir de nouvelles avenues jusqu'ici inexplorées tout simplement par manque de connaissances scientifiques. Ce qui permet maintenant, avec les résultats obtenus, d'effectuer des harmonies plus justes que jamais, en mariant, avec maestria, des mets dominés par la figue séchée avec un xérès fino. Et même de créer de nouvelles recettes adaptées pour la réussite de l'harmonie.

Un exemple? Vous êtes amateurs du très populaire jambon prosciutto accompagné de melon? Comme le xérès est espagnol et qu'il est riche en acétaldéhydes, tout comme le jambon séché, prenez un jambon ibérique séché et enroulez-le sur des figues séchées, pour ensuite en confectionner des brochettes. Puis, servez à vos invités, en apéritif, un verre de votre fino favori, frais, mais pas trop froid, accompagné de ces brochettes. Vous verrez, l'harmonie est plus que parfaite et franchement meilleure qu'avec du melon et/ou un xérès oloroso, ancien compagnon des plats dominés par la figue séchée.

Soupe virtuelle, sésame, miso

J'ai aussi proposé à Ferran Adrià et à Juli Soler de s'amuser à transformer l'un des remarquables et déstabilisants plats que j'ai dégustés à leur table l'année dernière: la soupe virtuelle de jambon ibérique et de tomate. Mon idée consiste tout simplement à remplacer la gelée à l'eau de tomate par une gelée de jus de figues séchées, pour ainsi créer un accord vibrant avec un xérès fino. Transformation que nous nous amuserons fort probablement à effectuer aussi en décembre!

Ils m'ont aussi suivi sur la piste des ingrédients très nippons que sont le sésame et le miso - qui, soit dit en passant, figurent parmi les nombreux produits japonais cuisinés dans le menu elBulli 2008, à la suite des récents voyages au Japon d'une partie de l'équipe, où elle a collaboré avec le mythique chef Mibu Ishida, dans son restaurant de Tokyo, où il n'y a qu'une seule table pour huit convives!

Pour le sésame, riche en furfuryl thiols - des composés soufrés comme on en trouve dans les vins de sauvignon blanc et de verdejo -, ainsi qu'en lignans - des composés phénoliques comme ceux que procure aux vins l'élevage en barriques -, ils ont rapidement compris que la piste à suivre est plus que jamais celle des vins de ces cépages blancs, élevés en barriques.

D'autant plus qu'une fois grillé, le sésame joue dans la sphère aromatique de la noix, avec des notes fumées et grillées, nées de la réaction de Maillard (brunissement des aliments par la chaleur). Donc, du sauvignon blanc, pour le sésame frais, on se dirige inévitablement, pour la version grillée, vers un fumé blanc californien fermenté et élevé en barriques.

Pour le miso, l'harmonie est dictée par ses esters très fruités, avec une note d'ananas, par ses composés phénoliques, aux tonalités boisées, par ses composés nés de la réaction de brunissement, rappelant le grillé, ainsi que par la présence importante du savoureux trio glutamate/inosinate/guanulate qui, par leur effet de synergie, donnent au miso du volume et de la texture -, c'est en fait la cinquième saveur, du nom d'umami. Il faut donc des vins dotés de volume, d'arômes grillés et torréfiés, un brin évolués, à la fois fruités et boisés.

Retour vers le futur

Enfin, après quelques autres pistes harmoniques, j'ai terminé cet atelier par un clin d'oeil aux souvenirs de l'enfance, avec la barbe à papa, remise au goût du jour depuis quelques années grâce aux réflexions et aux recherches effectuées par l'équipe du laboratoire de cuisine elBulliTaller à Barcelone. Depuis, nombreux sont les chefs des quatre coins du monde à s'approprier à leur façon la barbe à papa, tant en mode sucré qu'en mode salé. À la base, elle est dominée par le sotolon, une molécule aromatique très importante dans l'univers du vin et de la gastronomie.

Ce principe actif signe, entre autres, l'identité singulière du vin jaune du Jura, tout comme des vins évolués, de plus de 10 ans d'âge, provenant de Sauternes, de Tokaji ainsi que de la Champagne. Sans oublier que le sotolon est aussi l'empreinte aromatique du sirop d'érable, du curry, du fenugrec, du sel de céleri, de la sauce soya, du vieux rhum et des vieux sakés! Donc, de nombreux ingrédients et de nombreuses boissons à utiliser, tant dans la création de recettes à base de barbe à papa que lors de l'harmonie avec les vins.

À la fin de ma présentation, le chef Ferran Adrià m'a invité à revenir, du 16 au 20 décembre, mais cette fois dans leur mythique atelier-laboratoire elBulliTaller, à Barcelone, pour que lui et son complice Oriol Castro puissent travailler personnellement avec moi, sur mes propres recherches en sommellerie moléculaire. Adrià compte ainsi, avec mes travaux, ajouter une source d'inspiration supplémentaire à son équipe pour créer certains plats de leur prochain menu 2009.

Fait cocasse, au cours de cet atelier devant cette quinzaine de chercheurs allumés au possible, Gereon Wetzel, un cinéaste allemand, était sur place, avec son équipe de tournage, afin d'y capter les moments où la créativité prend forme, pour en faire un film qui s'intitulera Une année chez elBulli. Qui sait si mon atelier ne s'y retrouvera pas?

François Chartier est l'auteur du nouveau guide des vins La sélection Chartier 2009, aux Éditions La Presse. On peut lui envoyer des questions par le blogue Internet www.francoischartier.typepad.com ou par la poste au 7, rue Saint-Jacques, Montréal H2Y 1K9