Au printemps dernier, nous avons lancé un défi à nos chroniqueurs: couvrir un événement dans un secteur d'activité qui leur est totalement étranger, puis raconter leur expérience, avec ses hauts et ses bas. Nous commençons ce projet hors de l'ordinaire cette semaine avec Michèle Ouimet. Notre chroniqueuse, qui n'a plus de voiture depuis 25 ans et se déplace en vélo, a passé la semaine du Grand Prix de Formule 1 à explorer les pistes de course... Et les pistes de danse.

Vendredi matin. Je jette un regard affligé sur ma collection de chaussures. Mes talons les plus hauts ne font pas un pouce. J'ai une robe et deux jupes qui ne passent pas le test des soirées glamour du Grand Prix. J'appelle ma nièce de 20 ans qui a autre chose que des chaussures de sport dans sa penderie. Elle me déniche une robe noire courte et des bottillons aux talons effilés. Hauts, trop hauts. Au moins trois pouces. Après cinq minutes, j'ai mal aux pieds. Quand on n'a jamais été jet-set...

Je m'achète des bas nylon chez Jean Coutu et j'emprunte des bijoux à ma soeur. Le promoteur de la soirée du Koko, un chic resto-bar du boulevard Saint-Laurent, m'a avertie: le code vestimentaire est strict, c'est un endroit glamour, surtout les soirs de Grand Prix. Cette nuit, une faune friquée s'y retrouvera pour boire du champagne.

23h15. J'attends le taxi. En ajustant mes bas nylon qui font un faux pli, j'accroche mon bracelet. J'essaie de le dégager, d'abord doucement, puis je m'énerve et je tire un bon coup. Une maille file. Tant pis, il est trop tard et je n'ai pas de bas de rechange dans ma garde-robe minimaliste. De toute façon, il fera noir.

23h30. Une petite foule se presse devant la porte du Koko, coin Sherbrooke et Saint-Laurent. À la porte, des Ferrari, Lamborghini, Audi, Maserati. Les talons aiguilles des femmes sont plus longs que leurs robes ultra-courtes. À l'entrée, un portier baraqué, six pieds et demi, épaules carrées, visage impassible. À l'intérieur, une salle remplie de tables couvertes de nappes blanches et une grande terrasse qui domine le boulevard Saint-Laurent. Au sous-sol, une deuxième salle.

Au total, 2000 personnes boivent, dansent et dépensent un fric fou. Difficile de se faufiler entre les robes à paillettes et les bouteilles de champagne. La musique est assourdissante. Au mur, des écrans de télévision où défilent des images du Grand Prix. Une quarantaine d'agents de sécurité surveillent la foule éméchée.

Au Koko, il n'y a pas que l'alcool qui coule à flots. L'argent aussi. Pour avoir une table, les clients doivent dépenser un minimum de 5000$ en alcool. Quatre tables se vendent 10 000$. Oubliez le drink. Ici, l'alcool s'achète à coups de bouteille. Pour les «pauvres», il existe quelques tables à 1350$. Pour quatre personnes. «Mais ils n'ont pas de chaise», précise le promoteur, Fabio Broccoli.

Les serveurs font beaucoup d'argent, les pourboires sont généreux. Une table a acheté 20 000$ d'alcool. Les clients ont donné 2000$ à la serveuse.

Deux couples ivres prennent un verre. La quarantaine prospère. Une des femmes, Louise, défait les boutons de la chemise de son copain en lui susurrant des mots cochons. Elle tient à peine debout. La veille, ils ont fait la fête au Cavalli, un resto-bar de la rue Crescent; demain, ils vont au Newtown, un autre endroit jet-set de la rue Crescent ouvert en 2001 par le coureur automobile Jacques Villeneuve.

«On a de l'argent», marmonne Louise d'une voix pâteuse en s'accrochant à son ami.

Plus loin, un couple de Calgary se repose dans le hall, affalé sur un fauteuil en cuir. Elle, short minimaliste, blouse transparente, décolleté vertigineux. Lui, tiré à quatre épingles. Elle a 25 ans, lui 31. Il travaille dans l'industrie pétrolière. C'est son entreprise qui paie pour son week-end à Montréal. «We love Montreal! me lance la jeune femme. We love the Grand Prix, the glamour, the jet-set and les orgasmes multiples. Are you a lesbian?»

Trois filles de Toronto, la vingtaine affriolante, attendent pour aller aux toilettes qui sont mixtes. Elles passent quatre jours à Montréal. «It's crazy expansive here!», crie l'une d'elles.

2h30. Deux policiers se faufilent entre les danseurs. Ils jurent dans le décor avec leur chemise bleue à manches courtes et leur casquette.

- Il y a un problème?

- Non, répond un des policiers. On est ici pour la visibilité, pour que les gens se calment. Ça brasse en ville, c'est chaud, c'est le Grand Prix.

2h45, la foule éméchée est déchaînée. Des femmes dansent sur les chaises et les sofas avec leurs talons hauts et les tables disparaissent sous les bouteilles de champagne et de vodka. Les soirs de Grand Prix, tout est permis.

***

La veille. Jeudi matin. Circuit Gilles-Villeneuve. La foule est dense, l'opération portes ouvertes attire 15 000 curieux. Des mordus de la course automobile. Les gens visitent les garages, où les équipes techniques mettent la dernière main aux bolides de la Formule 1, des bombes qui filent à plus de 300 kilomètres/heure.

Mais c'est la séance de signatures qui attire le plus de monde. Les admirateurs sont prêts à tout pour arracher un autographe aux pilotes, surtout au jeune Sébastien Vettel, 23 ans, à peine sorti de l'adolescence. Visage angélique, sourire craquant, cheveux bouclés. Son salaire en 2011: 11,3 millions. Et il est loin de Fernando Alonso, le mieux payé. Un autre adonis. Cette année, il touchera 42,5 millions.

Les fans piaffent d'impatience. Ils attendent en ligne deux à trois heures, debout au soleil, avant de se jeter sur la table où trônent les pilotes. Ils ne passent que quelques secondes devant leur idole, la bouche ouverte, béats d'admiration. Les audacieux qui tentent de s'attarder ou les délinquants qui essaient de court-circuiter la file d'attente se font rappeler à l'ordre par des gardes de sécurité peu amènes qui leur poussent dans le dos en criant: «OK! Let's go! Let's go!»

Claudine Parent, la soixantaine défraîchie, tient, serré contre son coeur, la carte et le chandail que Sébastien Vettel vient de signer.

- Ahhhhh! soupire-t-elle.

- Je peux vous parler?

- Je peux pas, je vais vomir!

Claudine Parent a attendu trois heures avant de défiler quelques secondes devant ses héros. Fébrile, elle leur a tendu un chandail, un casque et une carte. Elle est avec son fils de 33 ans et son mari.

«Je suis tellement contente! Ça me rend heureuse. On ne pense à rien quand on vient ici.»

Pour d'autres, la Formule 1 est un pèlerinage qu'il ne faut surtout pas manquer. Costel, 44 ans, traîne son fils Daniel au Grand Prix depuis huit ans. Daniel a 11 ans, il adooore le Grand Prix.

Son père aime les voitures, les pilotes et l'atmosphère électrique. Il est plombier. Le Grand Prix, c'est sa bulle de bonheur, son moment de grâce. Au cours de l'année, le père et le fils suivent les 18 autres courses qui se déroulent dans les grandes capitales du monde. Pas question d'en rater une. Ils respectent toujours le même rituel: lever à 7h du matin, scotchés devant la télévision toute la journée.

- Et votre femme?

- Elle ne dit plus rien.

***

Samedi midi. Circuit Gilles-Villeneuve. Trois hommes assis dans les gradins, trois amis, fin trentaine. Trois bouteilles de vin vides gisent à leurs pieds. À côté, une glacière remplie de bières.

Ils sont arrivés à 8h du matin. Ils ne bougent pas de la journée. Ils regardent les bolides dévaler les 4,361 kilomètres du circuit en 1 minute 15. Le soir, ils fêtent dans les bars de la rue Crescent.

En fin de journée, les trois pilotes qui ont réussi les meilleurs temps donnent un point de presse. Trois hommes jeunes, beaux et riches. Je m'assois au premier rang. Dans la salle, que des hommes, ou presque. Première question:

«Quelle sera votre stratégie pour les pneus s'il pleut demain?»

Technique à mort. C'est ça aussi, le Grand Prix.

***

Dimanche. La course, la vraie. 13h45. Il pleut. Des trombes d'eau se déversent sur les milliers de spectateurs. Plusieurs s'obstinent et restent dans les gradins. Un homme dit: «Bon ben», puis il se lève, ramasse sa bière et part se réfugier ailleurs.

Je passe deux heures sous les gradins en compagnie de spectateurs éméchés. Les plus endurcis restent, les autres partent avec leur glacière, leurs enfants et leurs parapluies.

À 15h45, la course reprend. Au micro, le présentateur dit d'une voix exaltée: «Admirez les gens de la Formule 1 qui font tout pour finir la course!»

«J'admire pas pantoute, stie», lance un homme debout dans les gradins, une bière à la main.

***

Avant-veille. Nuit de vendredi à samedi au Koko bar. 3h du matin. La musique arrête, les lumières s'allument. Un champ de bataille apparaît sous l'éclairage cru: tables en désordre, nappes tachées, papiers qui jonchent le sol, femmes qui titubent sur leurs talons trop hauts. Deux filles accrochées l'une à l'autre tombent. Bruit de verre brisé, rires éméchés.

Au milieu de la foule qui a perdu son lustre et ses paillettes, Éric Gagné, le joueur de baseball, tient à peine debout. Son cerveau est embué par les vapeurs de l'alcool.

- Qui va gagner le Grand prix?

- Ché pas, j'ai de la misère à dire mon nom.

3h30. La rue est survoltée. Des autos klaxonnent, des gens cherchent des taxis, des voitures de police patrouillent. Le bruit assourdissant d'une ambulance déchire l'air, les gens sont soûls.

Sur le trottoir, un homme et une femme se disputent. Je les avais remarqués au Koko, ils dansaient collés-collés. Elle, des seins comme des obus, lui, un grand six pieds, la chemise sortie des pantalons. Il lui crie: You dont wanna fuck with me?»

À côté, une femme, épaules dénudées, robe froufroutante, est assise dans les marches, un doigt enfoncé au fond de la bouche. Elle vomit.

Le jet-set en arrache, les robes sont froissées, le maquillage barbouillé.

3h45. Des jeunes ivres essaient de trouver un taxi. Ils me demandent où est la rue Peel. Je leur dis qu'ils peuvent prendre l'autobus, le 24, qui passe justement sous leur nez. Ils me regardent, horrifiés. «The bus? Are you crazy?»

Impossible de trouver un taxi. J'enlève mes bottillons et je marche en direction de l'arrêt d'autobus le plus proche. Quand on n'a jamais été jet-set, on ne lève pas le nez sur les transports en commun.

Pour joindre notre chroniqueuse: mouimet@lapresse.ca