Sur les circuits, on l'appelle simplement «Bernie», «Mr. E», ou parfois «Tonton». L'an dernier, Charles Bernard Ecclestone accordait une entrevue à La Presse au cours de laquelle il fustigeait les installations de l'île Notre-Dame, décrites comme désuètes.

«Montréal donne le mauvais exemple», avait-il lancé avec une malice à laquelle les responsables du Grand Prix du Canada n'avaient guère goûté. Le Britannique ajoutait que le circuit recélait encore du potentiel, qu'il y avait suffisamment de place sur l'île pour y réussir «quelque chose de bien», mais qu'il fallait aussi que la Ville y travaille très vite.

Une année à peine s'est écoulée depuis. L'équivalent d'une éternité à l'échelle survoltée de la Formule 1. Au cours de ces 12 mois, en effet, la situation politique et économique de la discipline a profondément changé. On ne sait plus très bien, aujourd'hui, qui va diriger le sport. Max Mosley, président de la Fédération internationale de l'automobile (FIA) est sur le départ, tout en expliquant qu'il se bat depuis des mois contre le détenteur des droits commerciaux de la F1 (c'est-à-dire Bernie) pour conserver le contrôle futur de la discipline. Ce qu'Ecclestone conteste (lire plus loin).

Si la situation politique semble pour le moins confuse, la pérennité économique de la F1 n'est guère davantage assurée: en deux ans, deux écuries se sont retirées du plateau (ProDrive, qui devait faire son apparition cette saison) et Super Aguri. De son côté, Toro Rosso est en vente sans susciter l'intérêt du moindre acheteur.

La F1 coûte cher, trop cher, au point de menacer l'avenir des équipes, même les plus grandes. Tout le monde s'accorde sur le diagnostic, sans savoir comment remédier au problème.

Bref, le moral n'est plus au beau fixe. Côté circuits, Indianapolis a disparu du calendrier 2008, faute d'arriver à un accord financier avec Bernie.

Un bref tableau qui brosse une situation complètement différente de celle qui prévalait l'an dernier. Désormais seule étape nord-américaine du cirque de la F1, Montréal voit sa position renforcée. On imagine mal, en effet, un championnat qui ignorerait le continent le plus riche du monde.

C'est pour évoquer ces sujets que Bernie Ecclestone a, une nouvelle fois, accepté de rencontrer La Presse, au cours du Grand Prix de Monaco, dans le motorisé personnel du Britannique, garé sur le meilleur emplacement du port de Monte Carlo. Quelques petites marches à escalader, un couloir à traverser - où ses deux filles, Tamara et Petra, attendent la fin de la journée affalées sur une banquette -, et vous voilà dans le bureau de Bernie. En toile de fond, un écran géant branché sur la chaîne boursière CNBC. Bernie a le sourire, comme toujours. Il est en grande forme du haut de ses 77 ans.

L'an dernier, vous aviez critiqué les installations de l'île Notre-Dame. La Presse avait repris en gros titre votre phrase d'alors, «Montréal donne le mauvais exemple». Où en sommes-nous aujourd'hui ?

(Il sourit) Tant mieux si mes propos ont permis de faire bouger les choses. Je me réjouis d'aller à Montréal pour voir ce qu'ils ont fait. Apparemment, ils ont travaillé sur le bâtiment principal, Normand (Legault, le promoteur du Grand Prix) m'a expliqué qu'ils avaient gagné de la place sur le bassin d'aviron. Par contre, je me demande ce qu'ils ont fait au niveau des puits...

Évidemment, cela ne pourra pas rivaliser avec le luxe de circuits comme Shanghai, Valence ou Singapour...

Et pourquoi pas ? Franchement, je ne vois pas pourquoi Montréal ne devrait pas arriver à la hauteur de ces villes. Je ne comprends pas les raisons qui font que nos amis, là-bas, n'y consentent pas de petits efforts. Après tout, un Grand Prix est diffusé dans le monde entier. La ville bénéficie d'une énorme publicité grâce à la Formule 1, et Montréal n'en profite pas de la manière dont elle pourrait. Pendant le Grand Prix, le circuit symbolise la ville pour des centaines de millions de téléspectateurs dans le monde...

Est-ce que la disparition du Grand Prix des États-Unis garantit l'existence d'une manche au Canada ?

Il est vrai que pour le moment, nous n'avons pas de Grand Prix aux États-Unis. Mais je dis bien pour le moment. Cela dit, cela n'a absolument rien à voir avec le Canada. En F1, nous aimons le Canada, nous allons à Montréal depuis très longtemps, et nous irons au Canada aussi longtemps que nous le pourrons.

Le marché américain est très important pour la plupart des constructeurs automobiles impliqués en Formule 1. Cela ne suffit-il pas à assurer au moins une épreuve en Amérique du Nord ?

Ma devise, c'est «Go East» plutôt que «Go West», et les faits ont montré que j'ai eu raison jusqu'ici. Je travaille toutefois toujours sur un retour du Grand Prix des États-Unis au calendrier, mais je ne considère pas ce point comme fondamental !

Il est parfois difficile de comprendre jusqu'où s'étend votre pouvoir en F1. Max Mosley, par exemple, dit qu'il se bat contre vous pour éviter votre mainmise totale sur le championnat. On vous croyait les meilleurs amis du monde.

Oh, ça n'a rien à voir avec l'amitié (à cet instant, le téléphone cellulaire de Mr. E l'interrompt. Avec pour sonnerie la musique du film Le Bon, la Brute et le Truand. On se demande lequel est lequel dans le paddock. Il répond, puis reprend la conversation). Max et moi restons bons amis, et d'ailleurs nous ne sommes absolument pas en conflit.

Ah bon ? Pourtant, Max Mosley dit qu'il se bat pour conserver les Grands Prix «classiques» du championnat, comme Monaco, la France ou l'Angleterre, que vous pourriez être amené à supprimer au profit de destinations plus lucratives, comme Calcutta ou Moscou.

Alors là, soyons clairs: lorsque la commission de la concurrence de l'Union européenne a donné le feu vert pour l'acquisition des droits commerciaux de la F1 (ndlr : droits acquis par la société de Bernie jusqu'en 2099), elle a séparé les pouvoirs de manière stricte : la FIÀ est en charge des règlements, et de s'assurer que ces derniers sont respectés, et nous contrôlons tous le reste, les aspects commerciaux, les contrats des circuits, les droits télévisés et autres. Décider s'il y a un Grand Prix de Monaco ou pas ressort donc de ma seule et entière responsabilité. La FIÀ n'a rien à voir là-dedans.

Parlons un peu de l'avenir de la F1. Il semble que plusieurs dangers planent sur le championnat, notamment avec la disparition de certaines écuries. Nous n'avons plus que 20 voitures en piste et deux de plus semblent menacées. Que pouvez-vous faire ?

Franchement, je ne crois pas que la moindre menace pèse sur la F1. Nous avons davantage d'audience télévisée que nous ayons jamais eu. Il y a de plus en plus de gens qui veulent organiser une course dans leur pays... Par conséquent, je ne vois absolument aucun nuage dans le ciel de la F1.

C'est votre vision commerciale des choses. Cette augmentation de l'audience se doit à des pays comme l'Inde ou la Chine. Mais ne pensez-vous pas que le sport automobile en général, et la F1 en particulier, risque de faire face à des problèmes sérieux, ne serait-ce que pour des raisons écologiques ? Qui peut défendre des monoplaces qui polluent et gaspillent du pétrole par les temps qui courent ?

De quelle menace parlez-vous ? Qui pourrait intervenir et interdire le sport automobile ?

Pourquoi pas certaines autorités politiques ? Ne se pourrait-il pas, dans quelques années, si la pénurie de ressources naturelles se creuse, que le Parlement européen, par exemple, décide d'interdire les courses en circuit ?

Franchement, je ne pense pas qu'ils prendraient une décision pareille. Je n'ai pas l'impression qu'ils le souhaitent. Et d'ailleurs, les politiciens consomment certainement davantage d'essence en se rendant à leur bureau de Bruxelles tous les matins que nous en consommons en Formule 1 ! S'ils tentent une action pareille, nous les contrerons de toutes nos forces. Et ça ne concernerait de toute façon que l'Europe. Non, franchement, je pense qu'aucun danger ne plane sur la F1.