Au début des années 60, un jeune étudiant en architecture de McGill réfléchit aux logements des villes pour sa thèse de fin d'études. Sa proposition, choisie pour devenir un pavillon de l'Exposition universelle de 1967, a gravé son empreinte dans l'identité montréalaise. Entretien avec le créateur d'Habitat 67 et visite du complexe, à l'occasion du 50e anniversaire de ses célèbres cubes de béton.

À l'école de Moshe Safdie

D'abord controversé, avant d'être adopté par les Montréalais, Habitat 67 traverse le temps à sa manière. Un demi-siècle après la construction, son architecte est toujours aussi identifié à son tout premier projet, au point où le Centre de design de l'UQAM lui consacre une exposition cet été.

À l'époque, la proposition de Moshe Safdie était simple et teintée d'un idéalisme d'étudiant: concevoir l'équivalent d'une maison de banlieue, mais avec la densité de la ville. Pour y arriver, l'architecte a mis sur pied un ingénieux système de blocs de béton préfabriqués, imbriqués d'une façon qui semble a priori aléatoire. Mais en fait, ces blocs sont décalés de manière à ce que le toit de l'appartement du dessous devienne la terrasse de celui au-dessus. L'ensemble est organisé autour de rues piétonnes, de passerelles et de terrasses, privées ou communes, remplies de verdure.

Après la construction de ce complexe d'habitations révolutionnaire, on croyait qu'Habitat ferait des petits... ce qui ne s'est pas avéré. Du moins, pas immédiatement. 

«Tout de suite après, tout le monde voulait un Habitat. J'ai eu des mandats à New York, Porto Rico, Israël... Nous avons conçu plusieurs Habitats, mais aucun n'a été construit.»

Puisque l'engouement prévu ne s'est pas matérialisé, Moshe Safdie a passé des années sans obtenir de contrats d'habitation. Il a alors travaillé un peu partout dans le monde - dont à Jérusalem, près de son lieu de naissance, Haïfa. Chez nous, il s'est rabattu sur l'architecture institutionnelle : on lui doit notamment le Musée de la civilisation à Québec, le Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, le pavillon Jean-Noël Desmarais du Musée des beaux-arts de Montréal et la bibliothèque de Vancouver.

Mais il y a environ 15 ans, le vent a de nouveau tourné lorsqu'il s'est mis à travailler en Asie. «D'un seul coup, j'ai eu plusieurs mandats à Singapour, en Chine, en Inde, au Sri Lanka. Et de nouveau, les gens voulaient un concept Habitat», souligne-t-il.

Plusieurs de ces projets sont aujourd'hui construits. Justement, il y a 10 ans, une bourse de recherche à laquelle avait participé Safdie Architects s'est repenchée sur Habitat, mais avec les contraintes d'aujourd'hui. «Nous avons revisité le projet de façon théorique. Nous avons élaboré différents concepts avec plus de densité et des usages mixtes, notamment», rappelle l'architecte.

D'hier à demain

Le projet de thèse de M. Safdie pour Habitat 67, A Three-Dimensional Modular Building System, était extrêmement ambitieux. Il prévoyait près de 1000 logements, ainsi que l'ajout de divers services pour rendre le complexe de logements autosuffisant. Finalement, quelque 150 appartements seulement ont été construits.

Quand on demande à Moshe Safdie à quoi ressemblerait Montréal aujourd'hui si son projet avait été réalisé dans son entièreté, il répond qu'à son avis, la ville serait complètement différente. 

«Si nous avions construit l'école, les commerces, l'hôtel, Habitat 67 aurait représenté une grande communauté vivante et aurait eu un bien plus grand impact. Et cela aurait définitivement tourné la ville vers l'eau. Mais je ne suis pas certain que nous aurions terminé à temps!»

Aujourd'hui, bien qu'il vive et qu'il travaille dans les environs de Boston, où se trouve son bureau principal, M. Safdie possède toujours un logement dans Habitat 67. L'appartement de quatre cubes est toutefois en rénovations actuellement, afin d'être reconstruit exactement à son état d'origine. Il sera ensuite légué à une entité publique.

Selon l'architecte, qui fêtera ses 79 ans la semaine prochaine, nous n'avons pas encore vu le plein impact d'Habitat sur notre façon d'envisager les enjeux modernes. Il croit d'ailleurs que cela dépasse largement les frontières de son projet. «Je pense que nous allons entrer dans un mouvement où nous allons construire en harmonie avec la nature. Et cela changera la façon dont nous concevons les villes. Nous ne pouvons pas continuer ainsi, car les villes deviendront insupportables», affirme-t-il.

Cinquante ans plus tard, donc, l'influence d'Habitat se fait toujours sentir. Et ce n'est pas fini, prédit Moshe Safdie. «Pour moi, Habitat représente le début, et non une finalité.»

L'exposition a cours jusqu'au 13 août.

Tout l'été, il est possible de faire une visite guidée d'Habitat 67.

Quelques faits sur Habitat 67

> En 1967, 15 types d'appartements étaient offerts, composés de un à quatre cubes d'environ 600 pi2 chacun. Aujourd'hui, certains appartements comptent jusqu'à cinq cubes, puisque des propriétaires ont acheté plusieurs unités et les ont connectées ensemble.

> L'ensemble compte 354 cubes, répartis sur 12 étages.

> Les blocs de béton préfabriqués étaient construits à proximité du site d'Habitat, puis déposés dans la structure à l'aide d'une grue. Les salles de bains et les cuisines étaient conçues d'un seul morceau, en monocoques à l'air futuristes. On les glissait dans les blocs, également à l'aide d'une grue, avant qu'ils soient refermés.

> L'ensemble compte trois tours, qui ont été érigées à rebours de l'ouest vers l'est. Puisque le temps a manqué, la première tour a été terminée en 1970 et, par conséquent, elle compte moins de détails d'époque.

> Habitat 67 était d'abord un complexe locatif, mais les gens sont devenus propriétaires de leurs unités dans les années 80. L'extérieur de la bâtisse a été classé monument historique par Québec en 2009, ainsi que l'intérieur des quatre cubes de Moshe Safdie.

Photo Bernard Brault, La Presse

Moshe Safdie aura 79 ans la semaine prochaine. L'architecte avait 50 ans en moins lorsque son projet Habitat 67 a été construit à Montréal.

Habitat de coeur et d'esprit

Des rénovations spectaculaires

Il y a déjà 15 ans que François Leclair vit à Habitat 67, dont cinq dans cet appartement, qu'il vient tout juste de rénover. Alors que son précédent logement comptait trois cubes, celui-ci n'en a que deux. En contrepartie, il possède une vue à couper le souffle! Pour maximiser l'espace, M. Leclair a décidé d'inverser les pièces de vie, une idée qu'a eue son ami John White, un architecte de Toronto, lorsqu'il était de passage à Montréal pour un week-end. Avec l'aide de la designer Odile Backburn, François Leclair a ainsi localisé la suite des maîtres au premier niveau, tandis que le salon, la salle à manger et la cuisine sont en haut et bénéficient de la plus grande terrasse.

Le plancher

Caractéristique particulière à Habitat 67: tout le système de ventilation, de chauffage et de plomberie se trouve dans les planchers, sous cette grille dont on voit la démarcation ici. Le tout est dissimulé dans l'épaisseur du plancher. Parlant de plancher, il faut remarquer la façon dont les lattes de bois sont alignées l'une sur l'autre, plutôt qu'assemblées selon le motif habituel. «La parqueterie n'est pas un matériau noble, remarque François Leclair. Mais de la façon dont elle est disposée, c'est quelque chose de vraiment typique d'Habitat. Le seul autre endroit où j'ai vu ça, c'est au Centre Georges-Pompidou.»

La retombée

À Habitat 67, beaucoup d'armoires et de garde-robes ont une retombée de 80 pouces à partir du plancher. Malgré l'aspect peu pratique de la chose, François Leclair a décidé de l'inclure dans ses rénovations. «Même si on perd un peu de rangement à certains endroits, je pense qu'il est important de garder cette ligne-là», affirme-t-il. S'il a triché à quelques endroits, notamment pour les grandes portes coulissantes, il a tout de même marqué le coup en changeant le sens du grain de bois à la hauteur de 80 pouces, puis en séparant les deux sections avec une fine ligne d'ébène.

Les commutateurs

À l'époque, les appartements d'Habitat 67 étaient équipés de commutateurs noir et blanc qui ouvraient et fermaient l'éclairage. M. Leclair a voulu garder l'esprit des boutons, et y a plutôt inséré un système élaboré de domotique. «En faisant des recherches, la compagnie qui a fait la domotique nous a trouvé les commutateurs que Lutron venait de faire spécifiquement pour le Ritz à Paris et qui reprenaient un peu le système des quatre petits boutons d'Habitat», résume-t-il.

Les fils dans les plinthes

À Habitat, tous les fils - câble, téléphone, électricité - étaient intégrés dans les plinthes, explique François Leclair. On pouvait donc faire des changements sans ouvrir les murs. Il a recréé le même principe en y installant des prises électriques épurées de la renommée entreprise Bocci.

Les salles de bains

Dans sa rénovation, M. Leclair a refait entièrement les salles de bains, qui n'étaient ni spacieuses ni modernes. Mais il a quand même tenu à garder les mêmes lignes, en utilisant des matériaux complètement différents. Il a aussi récupéré le robinet d'origine pour le lavabo et la douche. Ces détails ne sont pas passés inaperçus aux yeux de Moshe Safdie, qui, lors d'un passage récent à Montréal, a visité l'appartement fraîchement rénové de M. Leclair. «Il m'a dit que ça respectait vraiment l'esprit et l'architecture d'Habitat, ce qui représente pour moi un magnifique compliment!»

Photo Bernard Brault, La Presse

Il y a déjà 15 ans que François Leclair vit à Habitat 67, dont cinq dans cet appartement, qu'il vient tout juste de rénover.