La maison qui fait face à l’ancien incinérateur de Rosemont est un lieu conceptuel qui défie tous les codes du bâtiment, fidèle au style éclaté de celui qui y a vécu. L’architecte paysagiste Claude Cormier, concepteur des Boules roses de la rue Sainte-Catherine, du Jardin de bâtons bleus de Métis et d’autres œuvres qui ont marqué les paysages montréalais et torontois, l’aura aimée et assumée avec toutes ses particularités, jusqu’aux derniers moments de sa vie.

D’étonnement en surprises

PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

Les murs empruntent des angles inhabituels.

La confusion succède à l’étonnement en pénétrant dans cette demeure pour le moins atypique. Cette réaction n’est pas de l’ordre du ravissement, pas plus qu’une réponse négative à ce qui se révèle au visiteur. On la décrirait plutôt comme une perte de repères quant à l’idée qu’on se fait d’un environnement habitable. Le doute s’installe dès l’entrée : le plancher se mettra-t-il à bouger sans avertissement ? Cet inconfort est normal et même recherché, comme on l’apprendra plus tard.

Liette Locas nous accueille à la porte. Collaboratrice de Claude Cormier pendant 17 ans, elle a bien connu et fréquenté les entrailles du 1221, rue des Carrières et ses unités adjacentes, qui comprennent les bureaux de l’entreprise d’architecture de paysage et trois appartements, aussi mis en vente à la suite de la mort de leur propriétaire, l’an dernier.

« Attention de ne pas vous cogner la tête », nous avise-t-elle en cours de visite. « Il faut bien regarder où on met les pieds », lance-t-elle encore. Des conseils judicieux. Il faut être alerte pour visiter cet endroit où une surprise n’attend pas l’autre : des murs en angles, des planchers en pente, une marche inopinément arrivée, des portes cachées, des jeux de miroirs ou des coins cachés. Le Château noir, comme l’appelait son propriétaire, révèle un découpage de l’espace jamais vu et fascinant, quasi labyrinthique, mais il se laisse facilement apprivoiser, assure celle qui l’a fréquenté.

Un sol mouvant

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Durant la première rénovation, le sol a été excavé pour y installer la cuisine. Au-dessus, les plateaux bougeaient pour former tantôt une pente permettant d’accéder à l’ancienne chambre, tantôt un plafond suspendu ou une surface de plancher quasi plane.

Il y a 20 ans, la rue des Carrières était encore parsemée d’ateliers d’ouvriers. C’est dans ce quartier industriel que Claude Cormier acquiert un ancien atelier d’ébénisterie afin d’y installer sa résidence et son bureau. Pour ce faire, il sollicite Jacques Bilodeau, un artiste fasciné par les formes et les espaces modulables, dont il admire le travail.

  • Dans la cuisine, un piston hydraulique de tracteur permet de faire bouger le plafond. L’espace s’ouvre alors sur le rez-de-chaussée ou se fait cocon, selon les besoins ou les envies.

    PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

    Dans la cuisine, un piston hydraulique de tracteur permet de faire bouger le plafond. L’espace s’ouvre alors sur le rez-de-chaussée ou se fait cocon, selon les besoins ou les envies.

  • Pour accéder à ce qui était au départ la seule chambre du logement, située dans un bloc d’acier suspendu, la plateforme doit être refermée.

    PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

    Pour accéder à ce qui était au départ la seule chambre du logement, située dans un bloc d’acier suspendu, la plateforme doit être refermée.

  • « Claude aimait dormir dans une petite chambre qu’il appelait sa “boîte de bananes Chiquita” », se rappelle Louise Locas. Cette expression faisait référence au carton dans lequel le chien de son enfance semblait dormir paisiblement. Face à celle-ci est positionné un bain japonais qui se conçoit comme une œuvre d’art.

    PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

    « Claude aimait dormir dans une petite chambre qu’il appelait sa “boîte de bananes Chiquita” », se rappelle Louise Locas. Cette expression faisait référence au carton dans lequel le chien de son enfance semblait dormir paisiblement. Face à celle-ci est positionné un bain japonais qui se conçoit comme une œuvre d’art.

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« C’était l’époque où on pouvait encore acheter à un prix “acceptable” », nous dira ce dernier, qui transformait alors des immeubles industriels ou abandonnés. Une ère où on pouvait avoir le luxe d’explorer l’espace au nom de l’art. Cette quête expérimentale réunira les deux artistes, aussi voisins de quartier, qui partagent certaines affinités artistiques. Elles s’expriment dans le paysage, pour l’un, dans le décor, pour l’autre, et dans des installations artistiques dont certaines seront faites en commun.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

L’architecte paysagiste Claude Cormier, photographié sur sa terrasse par La Presse en 2015

Influencé par la « fonction oblique », ou la conquête du plan incliné, Bilodeau interprète le concept de l’architecte Claude Parent et le transpose dans l’espace. « L’idée de Parent était de concevoir des espaces dans lesquels le corps est sollicité, le but étant de le tenir en alerte, explique-t-il. Ça a marqué tout mon travail. »

  • Dissimulée à l’arrière de la cuisine, une chambre d’invités a sa propre salle de bains. Une lampe sculpturale en cristaux et en morceaux de charbon grimpe sur deux niveaux.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Dissimulée à l’arrière de la cuisine, une chambre d’invités a sa propre salle de bains. Une lampe sculpturale en cristaux et en morceaux de charbon grimpe sur deux niveaux.

  • Dans le salon, le canapé est signé Jacques Bilodeau.

    PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

    Dans le salon, le canapé est signé Jacques Bilodeau.

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Dans la maison de Claude Cormier, cette approche se manifeste principalement au sol. Le plancher est un terrain à arpenter et se transforme selon les besoins ou les envies. Composé de plateformes ornées d’une parqueterie de noyer, le plancher est irrégulier, mobile et se poursuit sur les surfaces de la cuisine, qui est encastrée dans le sol.

De loft à château

PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

La surface miroitante de la céramique brouille les frontières et réfléchit la lumière dans la salle de bains.

Dans le concept original, on pose le pied sur les plateformes mouvantes dès l’entrée. Celles-ci peuvent se glisser pour éclipser la cuisine et prolonger la surface plane du plancher. Le loft ne contient aucune marche – que des pentes – et la volonté est de réduire les meubles au strict minimum. Quelques pièces se sont greffées au fil du temps à ce « sol mobilier », mais l’ensemble est demeuré épuré. Claude Cormier « vit » alors son concept qui se veut une expérience dans l’espace.

PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

Le laiton, l’acier, le bois et les surfaces en miroir créent un effet théâtral.

Quelques années plus tard, à l’étroit dans ses bureaux désormais occupés au maximum de leur capacité, l’occupant est forcé de réévaluer sa situation. Entre déménager et rénover, il choisit la deuxième option, « trop attaché à cette maison pour s’en aller », dira Liette Locas. L’aspect sentimental aura donc gain de cause et deux étages supplémentaires seront ajoutés à l’immeuble.

  • Le premier étage du Château noir est occupé par la salle de bains, un foyer et la pièce-penderie recouverte de laiton.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le premier étage du Château noir est occupé par la salle de bains, un foyer et la pièce-penderie recouverte de laiton.

  • La dernière mezzanine, située au troisième étage, est presque entièrement occupée par le lit. L’espace y est petit, comme l’aimait Claude Cormier pour une chambre à coucher, et offre une vue sur le foyer de l’étage inférieur.

    PHOTO-MAQUETTE EXTRAITE DU SITE DE CENTRIS

    La dernière mezzanine, située au troisième étage, est presque entièrement occupée par le lit. L’espace y est petit, comme l’aimait Claude Cormier pour une chambre à coucher, et offre une vue sur le foyer de l’étage inférieur.

  • Le coin foyer de la première mezzanine

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le coin foyer de la première mezzanine

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Des mezzanines s’ajouteront aussi, côté maison, tandis que le loft initial demeure intouché : la première accueille un foyer, une salle de bains en angle et une allée de penderies enveloppées de laiton. La nouvelle chambre, exiguë comme la précédente, surplombe la mezzanine du dessous et son foyer. Jacques Bilodeau est sollicité à nouveau pour cette métamorphose, dont il explique ainsi l’aspect anguleux : « Nous avons conservé tout l’espace disponible, ce qui crée des niches en angle, comme dans la salle de bains. L’effet est accentué par des revêtements réfléchissants, comme les miroirs. »

Une maison aimée

PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

De la terrasse, on surplombe la ville à 360 degrés. La vue, spectaculaire, englobe le centre-ville et la montagne. C’est là que Claude Cormier ambitionnait de faire un « chalet », son dernier projet.

« Cette maison est la rencontre entre deux artistes qui avaient une vision hors du commun de l’espace. Je dirais qu’ils se sont trouvés », relève Liette Locas.

Claude Cormier était un client particulier qui a accepté de pousser les idées et de faire primer la création et le concept sur le confort, retient pour sa part Jacques Bilodeau, qui décrit ce projet comme étant son plus abouti dans son genre. « Moi, j’ai la chance de faire des expériences dans la vie. Je travaille beaucoup avec l’acier et des matériaux bruts. Lui, il était plus raffiné. Le bois, les miroirs, les revêtements, c’est beaucoup lui. »

PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

Au rez-de-chaussée, la cour intérieure, intime, fait face à l’incinérateur de la rue des Carrières. On y retrouve un revêtement de miroirs, comme l’affectionnait Claude Cormier.

L’architecte paysagiste aimait les matériaux nobles et était méticuleux dans son approche, relève aussi son ancienne complice. « Il ne laissait rien au hasard. Il avait un regard taquin, un peu fou dans le bon sens du terme. Tout était prétexte à faire parler. Il aimait le chic, le luxe, l’extravagance, et à un moment de sa carrière, il était capable de se le payer et n’en était pas gêné. Il travaillait fort, tout le temps, ce qui était facile avec son atelier à côté. » Un être intense ? « Absolument », répond-elle.

Sa maison lui ressemble et il en aura assumé l’incongruité jusqu’à sa mort, en étant fidèle au concept, disent ses collaborateurs.

« Il a pris pleinement possession de cet espace, souligne Jacques Bilodeau. Il fallait avoir la personnalité pour le faire. Ça illustre bien sa grande ouverture d’esprit. » Puisqu’il n’était pas du genre à prendre un sécateur, on ne retrouvait aucune plante dans sa maison, mais en bordure de l’immeuble, une allée de rosiers sauvages – spectaculaire lors de sa floraison – témoigne de ce pan de vie exceptionnel.

PHOTO ALEXANDRE PARENT, STUDIOPOINTDEVUE, TIRÉE DU SITE DE CENTRIS

Acheté en 2003, l’ancien atelier occupe maintenant tout le coin de la rue et comprend l’ancienne demeure de Claude Cormier ainsi que des bureaux et des unités locatives.

Ce patrimoine hors norme est maintenant mis en vente, non sans un pincement au cœur, avoue Liette Locas. « Il est difficile d’imaginer le client qui pourra y habiter. C’est sûr que Claude aurait eu le souhait qu’elle reste intouchée, c’était son bébé, mais le bâtiment a beaucoup de potentiel et ce qu’il deviendra est entre les mains des futurs propriétaires. »

Les environnements sont faits pour évoluer, se console Jacques Bilodeau. « Cette maison ne sera plus jamais la même parce qu’elle ne sera pas habitée par Claude Cormier. Ce qu’on fait dans la vie, ça nous occupe, ça nous motive, mais après, ce projet reste un bâtiment et il est très rare qu’on en fasse des mausolées. »

Consultez la fiche de propriété de la maison de Claude Cormier Consultez la fiche de propriété de l’immeuble adjacent

Rectificatif
Dans une version précédente de ce texte, le prénom de Mme Locas était erroné. Nos excuses.