Pourquoi maisons «Bonheur d'occasion» ? Parce que des habitations artisanales de ce genre sont décrites dans le célèbre roman Bonheur d'occasion, de Gabrielle Roy, et qu'on les voit dans le film du même nom, de Claude Fournier. On en trouve, comme dans le roman, à Saint-Henri, qui était, au moment de la Seconde Guerre mondiale, le plus grand quartier ouvrier du Canada. On en trouve aussi dans d'autres très vieux secteurs de Montréal: Verdun, Centre-Sud, Sault-au-Récollet...

À Saint-Henri, les maisons «Bonheur d'occasion» datent de la seconde moitié du XIXe siècle, les précédentes ayant disparu. Ces habitations modestes nous en apprennent sur la période de transition entre une société d'artisans (Saint-Henri-des-Tanneries) et une société de travailleurs en usine, transition qui a eu lieu, grosso modo, dans les décennies entourant 1900.

La porte de ces maisons s'ouvre au ras du trottoir, leurs murs sont en madrier sur madrier, souvent à queue d'aronde, et leur revêtement, de bois, en planches verticales ou, pour les moins vieilles, en clin. Quant aux terrains, ils font l'envie des promoteurs immobiliers! Les grands lots d'autrefois permettaient de contenir des abris pour les chevaux et pour les cochons, ainsi que la back-house (bécosse).

Au fil des années, beaucoup de ces bâtiments ont vu leurs balcons de bois arrachés, leur bois troqué contre du vinyle ou de l'aluminium, leurs terrains cédés à des constructeurs de condos... Mais pas toutes! Quelques-unes, dans Saint-Henri, ont eu la chance de tomber sous la main de Serge Deschamps, qui voyait une oeuvre à restaurer là où d'autres ne voyaient que taudis.

Le proprio ou l'État?

Mais à qui donc revient la tâche de préserver le précieux patrimoine modeste? Aux propriétaires ou aux gouvernements?

À une coopération stratégique des deux, répond, en substance, Dinu Bumbaru, directeur des politiques chez Héritage Montréal. «On a vu ce qui a servi ces maisons, rappelle-t-il. C'est ce qui manque encore: le TLC, ou tender loving care! Il faut les confier à des propriétaires attentionnés et aider ces propriétaires, par des subventions et par un soutien technique.»

«Les maisons "Bonheur d'occasion" sont l'occasion, justement, de se doter d'une stratégie globale. L'effort n'est pas déraisonnable, car elles sont peu nombreuses», ajoute M. Bumbaru.

Le premier pas à faire pour la Ville, estime ce diplômé en conservation architecturale, c'est de donner une reconnaissance aux maisons patrimoniales: «Un astérisque dans les titres de propriété, qui avertit le nouvel acheteur qu'il ne peut pas faire n'importe quoi.»

Sauver quelques ensembles 

Gagné à la cause du patrimoine bâti, l'arrondissement du Sud-Ouest s'est doté, en 2012, d'un plan d'action et a répertorié les bâtiments d'intérêt. «S'ils étaient cités par la Ville ou classés par la province, cela augmenterait leur niveau de protection», plaide Anne-Marie Sigouin, présidente du Comité consultatif d'urbanisme (CCU). Elle estime qu'il faut protéger officiellement quelques ensembles ouvriers, à l'intérieur de l'ancien village de Saint-Augustin (devenu Saint-Henri).

«Beaucoup de propriétaires seraient prêts à restaurer s'ils pouvaient bénéficier d'un coup de main, ajoute Dinu Bumbaru. Outre la Ville de Montréal, la Loi sur le patrimoine culturel [provinciale] ne les soutient pas assez.»

Serge Deschamps en arrive au même constat et estime que la loi pellette dans la cour des municipalités la responsabilité du patrimoine architectural. «Les arrondissements se retrouvent seuls avec peu de moyens, déplore-t-il. Dans le passé, en l'absence d'une vision éclairée, des façades de valeur ont été enlaidies ou démolies. C'est dommage, car nos ancêtres travaillaient bien. Les constructeurs de ces maisons étaient des artistes. Il faut avoir la sensibilité de voir cela.»

Patrimoine ou condos?

Mme Sigouin explique qu'aucun permis de démolition n'est maintenant accordé, dans son arrondissement, sans un examen attentif de la valeur patrimoniale du bâtiment et de l'état de sa structure. «Nous tâchons également que les petites maisons en place ne soient pas écrasées par un nouveau projet trop dense ou trop en hauteur, ajoute-t-elle. De plus, nous encourageons les promoteurs à intégrer le patrimoine bâti dans leurs projets», poursuit Mme Sigouin.

Enfin, l'arrondissement déplore la diminution des ressources (entendre: le nombre d'inspecteurs) consacrées au simple respect du règlement sur l'entretien des bâtiments.

L'homme qui sauvait des maisons

Lorsqu'il avait 21 ans, Serge Deschamps cherchait une maison pour mener sa carrière d'artiste-peintre. Il a fini par acheter, à Saint-Jean-de-Matha, bâtiment de ferme délabré, qu'il a restaurée, en autodidacte, de la cave au grenier. «C'est là que j'ai fait mon apprentissage de restaurateur de vieilles maisons», raconte-t-il. Une expertise, on va le voir, qui allait faire prendre à sa vie un cours insoupçonné.

En 1981, désireux de renouer avec son Saint-Henri natal, Serge Deschamps se porte acquéreur d'une maison villageoise, rue Saint-Augustin, propice, elle aussi, à une activité d'artiste: la maison Clermont, construite en 1870. Elle est cependant dans un triste état.

Le nouveau propriétaire fait couler un solage et entreprend de refaire, à l'identique, la porte ancienne, les fenêtres à six carreaux, les volets, le toit de tôle, le larmier...

Sa minutie et son grand respect du caractère d'origine lui valent, en 1984, une mention spéciale de la prestigieuse Fondation canadienne pour la protection du patrimoine. «Ça m'a donné beaucoup d'énergie, un grand élan!», confie-t-il.

Peu après, un petit entrepreneur achète l'habitation d'à côté, la maison Nantel, et la restaure en suivant les conseils de M. Deschamps. Les deux maisons reçoivent simultanément, en 1991, le prix émérite de l'Opération patrimoine populaire (Héritage Montréal et Ville de Montréal).

Les maisons Richard

Le talent de Serge Deschamps retient l'attention d'un responsable du service du patrimoine de la Ville, qui lui propose, en 1987, la restauration des maisons Richard, rues Saint-Ambroise et Sainte-Marguerite, unique moyen, dit-il, d'éviter leur démolition.

Les immeubles Richard sont un précieux échantillon des premiers logements d'ouvriers. Érigés en 1889 par Louis Richard, menuisier, et son père, Joseph épicier, ils comptent une dizaine de logements. En novembre 1987, la Ville les déclare «monuments historiques» et accorde des subventions aux propriétaires.

Serge Deschamps met une fois de plus en veilleuse sa vocation d'artiste-peintre. Il passe des examens pour acquérir sa licence d'entrepreneur général et se met à dessiner les plans des maisons Richard. «Le chantier ne s'est pas fait tout seul, relate-t-il. Les travailleurs de la construction n'avaient pas d'emblée l'intérêt et les connaissances requises pour ce genre de projet.»

Une fois de plus, la persévérance de M. Deschamps est récompensée: les maisons Richard reçoivent, en 1988, le prix Orange de Sauvons Montréal.

La maison Antoine-Déloche 

Les circonstances ayant amené Serge Deschamps à quitter sa demeure de la rue Saint-Augustin, il se porte acquéreur, en 1999, de la maison Antoine-Déloche, rue Rose-de-Lima - encore une fois «pour peindre». Elle date de 1869. Son toit, à deux versants de faible pente, trahit l'origine française du constructeur, menuisier et ouvrier.

La maison était complètement détériorée, relate

M. Deschamps: fenêtres placardées, toit qui coule, plancher imbibé d'huile, vieux câblage électrique évoquant l'incendie... «Les fondations, toutefois, étaient stables, précise-t-il. Le solage est constitué d'un mélange de pierre et de chaux retenu par la terre rocheuse extraite du canal de  Lachine. Tassé depuis 140 ans, il ne bouge plus. La preuve: je n'ai jamais eu à varloper ma porte ni mes fenêtres, depuis 15 ans que j'habite ici.»

Pendant quatre ans, Serge Deschamps alterne la restauration de son logis avec le travail à l'extérieur. Sa maison, à l'origine, était l'une des plus petites qui soient: le carré faisait 16 pieds sur 18 1/2... à l'extérieur! Le rez-de-chaussée est tout juste un pouce au-dessus du trottoir. Les murs sont en madrier sur madrier, à queue d'aronde, et les plafonds à sept pieds. Un escalier de meunier donnait autrefois accès à l'étage. Dans les années 1920-1925, on a agrandi le bâtiment de 15 pieds en profondeur et on a construit un escalier en bonne et due forme.

En 2002, la maison Antoine-Déloche a reçu le prix émérite de l'Opération patrimoine architectural de Montréal, arrondissement du Sud-Ouest.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESS

Serge Deschamps