Il y avait une télévision dans la pièce dénudée où me recevait le mollah Qalamuddin. Nous étions chez lui, dans les hauteurs de Kaboul. Dans la pièce surchauffée, il n’y avait à peu près aucun meuble ; pendant l’entrevue, nous étions assis sur des tapis et des coussins.

Mais, dans un coin, il y avait cette télévision. Un appareil modeste, dont la présence n’était pas moins déconcertante.

Maulvi Qalamuddin, ancien chef de la redoutable police religieuse des talibans, n’était-il pas celui qui avait personnellement interdit la télévision dans tous les foyers d’Afghanistan, en 1998 ?

Il faut croire qu’il avait changé d’avis.

C’était en septembre 2011. J’étais en reportage en Afghanistan pour les dix ans des attentats du World Trade Center. Dix ans que les talibans avaient été chassés du pouvoir par la coalition menée par les États-Unis.

Chassés du pouvoir, sans jamais disparaître.

Pendant toutes ces années, ils étaient là, tapis dans l’ombre, pansant leurs plaies, menant des attaques sanglantes contre les troupes étrangères, les soldats afghans et les populations, reprenant peu à peu du terrain, du pouvoir, de l’influence.

En 2011, le mollah Qalamuddin avait même été réhabilité par le gouvernement afghan, qui l’avait chargé de négocier avec les insurgés talibans.

Dix ans plus tard, les revoilà aux portes de Kaboul.

Retour à la case départ. Retour à l’âge de pierre.

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De 1996 à 2001, les talibans ont fait régner la terreur en Afghanistan. Ils ont banni la musique, le théâtre et le cinéma. Ils ont interdit aux femmes de travailler et aux filles de fréquenter l’école secondaire.

Ils ont forcé les femmes à porter la burqa et les ont empêchées de sortir de chez elles sans escorte. Ils ont multiplié les séances de flagellations et les exécutions publiques.

Le mollah Qalamuddin supervisait le « ministère pour la Promotion de la vertu et l’Élimination du vice ». Il avait interdit le maquillage et les talons hauts.

Quand je l’ai rencontré, le mollah ne regrettait rien de ce que son régime avait fait subir aux Afghans durant ces années de plomb. En entrevue, il m’avait tranquillement expliqué les châtiments prescrits par l’islam en cas d’adultère (coups de fouet ou lapidation) et de vol (une main coupée).

On se serait cru dans un épisode de La servante écarlate, cette sombre dystopie inspirée du roman de Margaret Atwood.

Sauf que cette histoire-là n’était que trop réelle. Et le plus terrifiant, c’est que les talibans nous promettent maintenant toute une série de nouveaux épisodes.

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L’avancée des talibans est fulgurante. Les capitales provinciales tombent les unes après les autres. Vendredi, les talibans ont repris Kandahar, leur ancien bastion. Ils contrôlent désormais les deux tiers du pays.

PHOTO RAHMAT GUL, ASSOCIATED PRESS

Afghans qui ont fui des provinces du nord réfugiés vendredi dans un parc public de Kaboul

La capitale, Kaboul, est encerclée. Les forces gouvernementales, sur le point de s’effondrer. Washington tout comme Londres et Ottawa déploient des troupes pour procéder à l’évacuation d’urgence de leurs ambassades.

La débandade est totale, paniquée, aussi humiliante pour les Américains que celle qui a marqué la chute de Saigon en 1975, s’insurgent les critiques de Joe Biden.

Ils reprochent au président d’avoir mal planifié le retrait des derniers soldats américains sur le sol afghan. Biden aurait manqué de prudence, de stratégie et d’empathie.

Ces critiques ont peut-être raison. Mais dans cette histoire terriblement désespérante, il faut faire ce brutal constat : après 20 ans de guerre, 1000 milliards de dollars américains dépensés et 2500 soldats américains tués, les États-Unis n’ont jamais réussi à stabiliser l’Afghanistan.

Malgré tout l’argent, malgré tout le sang versé, ce pays s’enfonce dans la guerre civile. Encore.

Une catastrophe humaine est inévitable. Déjà, des milliers d’Afghans, fuyant l’avancée des talibans, s’entassent dans les rues de Kaboul. Ils ont tout laissé derrière. Leur maison, leur ferme, leur village.

De là, où pourront-ils fuir ?

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En avril, une flagellation publique a été filmée dans l’ouest de l’Afghanistan. Devenue virale, la vidéo a fait trembler les Afghans d’un bout à l’autre du pays. On y voit des hommes fouetter tour à tour une femme reconnue coupable d’adultère. Sous les coups, la femme hurle de douleur.

C’était une erreur, a admis un juge taliban du coin.

L’erreur, c’était la vidéo, pas les coups de fouet, a-t-il précisé à l’hebdomadaire britannique The Observer. « Elle a commis l’adultère, j’aurais ordonné la même chose. Mais les commandants ont dit que nous n’aurions pas dû le faire en public. »

Lisez le reportage du journal The Observer (en anglais)

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Les talibans affirment avoir changé. Ils parlent de paix et de réconciliation. L’an dernier, ils ont même publié un texte d’opinion dans le New York Times dans lequel ils assuraient respecter les droits des femmes, du moins les droits que l’islam accorde, selon eux, aux femmes.

Lisez la lettre des talibans au New York Times (en anglais)

Personne n’est dupe. Dans les régions tombées sous la coupe des talibans, les femmes ne travaillent plus. Elles disparaissent à nouveau sous des burqas bleu ciel. Elles sortent accompagnées d’un homme, voire d’un adolescent, mais jamais seules, au risque d’être battues.

Exactement comme dans les années 1990.

Comme à l’âge de pierre.