Star de l'art contemporain, l'artiste irano-américaine Shirin Neshat est de passage cette semaine à la Biennale de Montréal. Cinéaste, photographe, vidéaste, elle utilise l'art depuis deux décennies pour parler du coin du monde qui l'a vue naître et qu'elle évoque avec autant d'amour que de découragement. Entrevue.

Inviter une artiste à parler aux bonzes mondiaux des affaires et de la politique? Shirin Neshat n'en croyait pas ses oreilles quand elle a reçu une invitation du Forum de Davos, en février dernier. D'autant plus qu'elle savait qu'Hassan Rohani, le président de son pays d'origine, allait y assister.

Une première pour l'artiste. Une première pour la République islamique d'Iran qui avait toujours boudé le forum. «Je ne savais même pas ce que c'était, Davos! Je ne pouvais pas parler d'économie, mais je pouvais parler du rôle de l'artiste, surtout dans les sociétés qui ont fait d'eux des agents de changement», dit-elle aujourd'hui, assise dans un hôtel du Vieux-Montréal.

Suggestion présidentielle

L'artiste visuelle, qui venait de consacrer une série de portraits aux révolutionnaires déchus du Printemps arabe de 2011 et du Mouvement vert iranien de 2009, aurait pu pourfendre le gouvernement islamiste de Téhéran.

À l'image de son art, qui déboulonne les clichés plutôt que de porter un jugement politique didactique, Shirin Neshat a utilisé sa tribune pour faire une suggestion au président iranien. «Si, au cours des dernières décennies, les artistes iraniens et les intellectuels ont protégé et préservé notre dignité nationale dans le monde, nous vous passons le flambeau aujourd'hui. Soyez le sauveur providentiel de notre nation», a-t-elle lancé au politicien réformiste qui a succédé à Mahmoud Ahmadinejad, l'ultraconservateur.

Deux poids, deux mesures

Le changement de garde à la présidence a fait souffler un vent d'optimisme sur l'Iran, remarque Shirin Neshat. «Mais dans les faits, pas grand-chose n'a changé. Les prisonniers politiques n'ont pas été relâchés. Une jeune femme a été exécutée parce qu'elle avait été violée et avait tenté de se défendre. Des gens sont lapidés. Le président Rohani a des idées progressistes, mais il n'a pas le pouvoir de changer les choses», note celle qui n'a pas visité l'Iran depuis 1996.

Née à Qazvin, dans le nord de l'Iran, en 1957, Shirin Neshat était adolescente quand elle est partie étudier en Californie. Elle vivait à San Francisco quand la révolution iranienne de 1979 a transformé son pays. Depuis 1993, son travail en arts visuels s'intéresse aux paradoxes du raffinement culturel et de la violence, politique ou religieuse, qui cohabitent en Iran et dans l'ensemble du monde musulman. Aujourd'hui, elle vit à New York, mais multiplie les voyages au Moyen-Orient.

Malgré les violations graves des droits de l'homme qu'elle observe dans son pays d'origine, Shirin Neshat est mal à l'aise face au discours que tient son pays d'adoption, les États-Unis, sur le programme nucléaire de l'Iran. «Même si je ne suis pas favorable à la possession d'armes nucléaires par des dictatures, un côté de moi se demande pourquoi Israël, le Pakistan, l'Inde et la Corée du Nord, une des pires dictatures du monde, peuvent développer le nucléaire alors que l'Iran ne le peut pas. Pourquoi cette discrimination?», demande-t-elle.

Le «deux poids, deux msures» de l'Occident imposé à l'Iran et aux pays du Moyen-Orient est d'ailleurs au coeur de son travail d'artiste. Son premier film, Women Without Men (Femmes sans hommes), qui lui a valu un Lion d'argent à la Mostra de Venise en 2009, revient sur le coup d'État de 1953 fomenté par les États-Unis et la Grande-Bretagne contre le seul premier ministre élu démocratiquement de l'histoire de l'Iran, Mohammad Mossadegh.

«Je me disais hier que les choses n'ont pas beaucoup changé entre l'Ouest et le monde musulman. L'histoire se répète. Aujourd'hui, l'intervention de l'Ouest au Moyen-Orient crée cette rage que nous voyons s'exprimer par le groupe État islamique et pour laquelle je ressens la même terreur que les Occidentaux», conclut l'artiste.

Loin des sentiers

Le plus récent film de Shirin Neshat, Illusion et miroirs (Illusion and Mirrors), sera présenté au Musée des beaux-arts de Montréal jusqu'au 1er février. Le film muet de 15 minutes met en vedette l'actrice israélo-américaine Natalie Portman. «On me voit comme une artiste iranienne et mon travail est lié à mon identité. Mais ce film s'éloigne de ce que je fais habituellement. C'est un film sur l'anxiété humaine», explique la réalisatrice. L'an prochain, elle réalisera un film sur la diva égyptienne Oum Kalthoum.