La très catholique Espagne est officiellement devenue, en 1978, un État laïque. Mais ce changement tarde à s'imposer véritablement dans le réseau scolaire public, où les crucifix sont toujours légion. Comme au Québec. Notre envoyé spécial a rencontré un père de famille qui cherche à faire bouger les choses.

Rien ne laisse deviner au premier regard que le collège Macias Picavea soit au centre d'une bataille qui secoue les fondements catholiques de l'Espagne.

 

Le petit établissement de brique rouge qui s'élève rue Madre de Dios (Mère de Dieu), dans la paisible ville de Valladolid, à une heure de train de Madrid, est déchiré depuis des mois par l'initiative d'un père de famille qui souhaite que l'on retire les crucifix des classes.

«Ils ne me dérangent pas, mais ils n'ont pas de raison d'être là. Ceux qui les veulent, qu'ils les gardent chez eux», fulmine la mère d'une élève, Lidia Recarte, 35 ans, rencontrée vendredi à la sortie des classes.

«Mais il y a toujours eu des crucifix dans les écoles», rétorque une autre mère qui attend son rejeton.

«Oui, avant on ne protestait pas parce que ça nous était imposé», relance Mme Recarte, une bouillante petite femme.

Un tribunal administratif régional a mis le feu aux poudres en novembre en ordonnant le retrait des crucifix après avoir été saisi du dossier par Fernando Pastor, père d'une fillette de 9 ans qui fréquente l'école.

Athée, ce professeur de comptabilité a saisi la justice après avoir tenté en vain de convaincre l'établissement que ces symboles religieux contrevenaient au caractère laïque de l'État prévu par la Constitution.

«Les croyances, on ne doit pas les imposer aux autres. C'est une façon dictatoriale de procéder... On peut mettre des croix dans les églises ou à la maison, mais pas dans les écoles publiques», explique-t-il en entrevue.

Verdict en appel

Avant de se tourner vers les tribunaux avec l'appui d'une association en faveur de l'école laïque, M. Pastor a demandé en vain au gouvernement régional de Castille et Leon de renverser la décision de la direction.

Le gouvernement a refusé de se prononcer, arguant que les conseils scolaires de chaque école étaient mieux placés pour juger de la marche à suivre.

Un porte-parole du gouvernement a indiqué que 50 des 2000 écoles publiques de son territoire ont des crucifix et qu'il n'y en a aucun dans les établissements nouvellement construits. Finalement, le tribunal a décidé que les crucifix dans l'école contreviennent au caractère laïque de la Constitution et aux principes d'égalité et de liberté de conscience qu'elle comporte.

La présence de symboles propres à une religion dans un lieu public pourrait «donner aux enfants l'impression que l'État est plus proche» d'elle que des autres, un phénomène particulièrement «délicat» dans un environnement où l'on tente d'initier les enfants à la tolérance face aux idées des autres.

Plutôt que d'accepter le verdict, le gouvernement régional a décidé de porter la décision en appel. Et le gouvernement espagnol, socialiste, détourne la tête et préfère lui aussi laisser décider les conseils scolaires.

La retenue de Madrid est en partie inspirée par la crainte d'un contrecoup électoral, car les cercles catholiques réagissent très fortement à la polémique.

Luis Carbonell, qui préside la principale association de parents catholiques du pays, ne décolère pas face au verdict du tribunal, inspiré, selon lui, par un «laïcisme exclusif».

«Le crucifix n'est pas seulement un symbole religieux, c'est aussi un symbole culturel... Personne ne devrait s'offenser de la présence de crucifix qui représentent des valeurs de fraternité et de solidarité», souligne-t-il, faisant écho à l'indignation du Vatican.

Cadeaux de Noël?

Les résistances manifestées par la décision du tribunal témoignent du fait que l'Espagne a encore beaucoup de chemin à faire pour devenir véritablement un État laïque, souligne une des mères de l'école Macias Picavea qui a milité pour le retrait des crucifix.

«L'Espagne n'a pas changé tant que ça. Sur papier, oui. Mais pas dans les mentalités», indique Maria José Moral.

«Le fondamentalisme religieux mène souvent à la guerre. Ce que nous vivons dans notre école, c'est une petite guerre», dit-elle.

Les tensions au sein de l'établissement ont malgré tout eu un impact limité sur la fille de M. Pastor, qui s'est fait dire par un élève en colère que l'action de son père allait ultimement «les priver de cadeaux de Noël». La mère du jeune a d'ailleurs manifesté devant l'école avec une pancarte en ce sens.

Le père de famille croit que les critiques émanant des milieux catholiques cachent d'autres considérations. «Ce qu'ils craignent vraiment, c'est de perdre leurs privilèges», souligne le père de famille, qui relève la place privilégiée qu'occupe l'establishment catholique dans la société espagnole.

Les attaques et les insultes, plutôt que de le pousser à reculer, le confortent dans sa démarche. «Je ne supporte pas l'injustice, dit-il. Quand j'en vois une, j'agis pour qu'elle cesse.»